«Oh, different things. I was an editor of a small magazine, deputy chief editor, chief editor at last. And again an editor after, but that time of a big revue already. Then went for a freelance. Then I got tired, switched to social networks. (Regard perplexe). I mean Facebook, I manage pages of big companies.
– Quoi?!
– Vraiment?!
– Sérieusement?»
Les murs marron-jaunes des maisons, les platanes mal peignés, les réverbères se sont brusquement inclinés vers moi, se sont suspendus au-dessus de moi pour mieux entendre. Les pierres du pavé, comme des crabes, ont accouru de toute la ville à mes pieds; les enseignes se sont pliées pour ne pas laisser échapper un mot. L’Avignon en fête tout entier est parti dans un grand éclat de rire général, il a glapi, a hurlé :
«Vous avez entendu ça?
– Non mais elle est sérieuse?
– Des pages pour des entreprises sur Facebook? C’est quoi ces pages? Pour qui?
– Et c’est ça son travail?!
– Incroyable!»
Le rire a empli le monde entier. Un rire pas vraiment méchant, mais extrêmement surpris. J’ai eu moi-même l’impression soudain que j’avais prononcé quelque chose d’étrange. Comme le cerveau est bizarrement construit; toutes les composantes vieilles de deux jours à peine – Facebook, les grandes compagnies, les concerts d’opéra – sont devenus tout à coup de la pure fiction. Il m’a alors suffi de deux heures pour passer d’un système de référence à un autre. A celui où une occupation comme la gestion des pages sur Facebook pour des compagnies avait l’air vraiment étrange.
Mais d’un autre côté, était-ce quelque chose d’inattendu pour moi? Des versions différentes de la réalité tendent à s’annuler l’une l’autre.
J’ai balayé d’un revers de main les murs tordus de rire, d’autant que le visage de Paolo exprimait un intérêt poli, rien de plus. Avec son nez génial, cette expression lui seyait incroyablement bien. La courtoisie hautaine d’un grand d’Espagne, mais moi, je savais: là, sous le pantalon noir, il y avait un legging rayé.
«My second work, ai-je dit, it’s art. I deal with antiques.
– What do you mean? a demandé plus précisément Paolo. You sell old furniture?»
Cette question-là, on ne pouvait pas non plus y répondre en deux mots. J’ai pensé à nouveau qu’il me fallait une fois pour toutes prendre mon courage à deux mains et inventer une formulation compréhensible, faisant tenir en quelques mots cette multitude de choses confuses dont je m’occupais. Mettre fin à tous ces tourments. Mes réponses prolixes font naître encore plus de questions.
«I worked in a gallery, ai-je poursuivi avec empressement. When I realised that I’m fed up with glossies, every year is the same, I’ve obtained a second education of an art expert. Well, « obtained an education», it’s rather pompous saying, one can’t become an expert in two years. But it was at least something. I’ve got a job in a gallery. There was no old furniture, no, but I was selling pictures. Small vases, watches, statues and so on.»
J’ai décidé de taire tout ce qu’il y avait eu avant: le restaurant avec Anil, le studio X, l’agence matrimoniale, les pantalons au marché de nuit et tout le reste. Encore une heure de récits. Tout le monde en aurait eu marre.
«And with small vases, did you succeed? s’est enquis Paolo.
– Not really, ai-je avoué. But now I’ve got one proposal, one antique trader invited me to become a director of its publishing department. You know, to manage everything concerning texts. Leaflets, booklets, web-site. Their magazine. Emmm… Catalogues, something else probably, I don’t know. Good company, good people.
– Will you accept?» a demandé John. J’ai haussé les épaules :
«I think I will. Something confuses me, first of all, that it’s a work in the office, it’s full-time, it’s routine… But anyway this is not a bad variant; I did not want to return to office, but these people are really very nice. The position is great. The stability.»
Le mot « stability» dans ce monde de leggings rayés avait l’air aussi saugrenu qu’un palmier au milieu d’un village d’esquimau.
Le serveur de verre a apporté aux gars deux dés à coudre d’expresso; pour moi, c’était une chose incroyablement complexe, faite de plusieurs couches et recouverte d’un ample nuage de crème. Paolo a tendu la main vers le sucrier et en a extrait un morceau de sucre brun.
«Other people are inviting me to other places, they want me to read lections. And at the same time I’m starting an online-shop soon. So, there are a lot of things. I have to establish my priorities, I’m a bit confused. So I came here, to you, to have a rest, to clear things up in my head. Then I’ll go to Italy. You know how I often do? When I’m going to a journey, I usually put a question to this journey. And usually it gives me an answer. In one way or another.
– Hm,» a seulement répondu Paolo. Je n’ai pas compris s’il avait approuvé mes méthodes par cette interjection, ou s’il était simplement resté indifférent. Les murs, les enseignes, les platanes se sont brusquement reculés de moi et sont retournés à leur occupation: garder la ville, veiller à sa géométrie.
Pour soutenir la conversation, j’ai demandé :
«What are you juggling with? And where?
– With balls, a répondu Paolo. With big transparent balls. Just on the street. Like many people here.
– He is very poor», m’a fait savoir John.
Et soudain, sans bien savoir pourquoi, je me suis immédiatement sentie gênée: comme si j’étais assise avec eux tout en faisant semblant d’être une personne de la même tribu, alors que moi, en réalité, j’avais tout .
Feignant d’avoir les jambes engourdies, je me suis levée de table et me suis dirigée vers la fontaine. Là, sur un mur jaune aveugle, on avait dessiné quelqu’un de main de maître: un vagabond s’étant assis pour se reposer un peu. Un manteau qui en avait vu de toutes les couleurs, un chapeau enfoncé sur les yeux, des bottes raidies par la crasse. A ses pieds, un cabot hirsute tourne en rond. Tellement inoffensif de loin: les épaules tombantes, les mains sur les genoux, la sérénité et la bonté incarnées. Je me suis approchée et ai tressailli: dessous le chapeau, brillaient des yeux vifs et méchants.
Et si c’est vraiment comme ça, ai-je pensé. Si je mens à tout le monde?
Quand le café a été bu, Paolo a jeté son sac à dos sur l’épaule et, ayant tamponné ma joue d’un baiser d’au revoir, a couru s’entraîner. Et John a déclaré: maintenant on va à la Place du Palais. C’est là que l’essentiel se passe.
«And at four we have Japanese», a-t-il ajouté d’un ton sévère.
La rencontre avec une nouvelle ville ne doit pas commencer par de la fatigue; c’est tout comme venir à un premier rendez-vous avec la gueule de bois. Les nuages de mousseline dans ma tasse ne m’ont pas aidée, bien sûr. Ça m’était égal: si on va à la Place, alors on y va.
Si j’avais su que ce serait là-bas que l’irréparable se produirait, y serais-je allée?
Oui. J’y serais allée quand même.
– –
On est sortis de l’ombre bienveillante et on s’est remis en marche rue de la Carreterie. La rue: pas étroite, mais déjà assez resserrée, de la largeur d’un rapide regard. Les maisons semblent hautes. Et pourtant, il y a beaucoup de lumière. La lumière, comme une caresse, comme une déclaration d’amour. Le soleil a cessé de se montrer irritant. Les boutiques ont ouvert grand leurs bouches confiantes: des boutiques avec des fruits, des légumes, du tabac, des viennoiseries dorées. De petits cafés à deux chaises en rotin et des blanchisseries à deux machines. Des échoppes à kebabs, comme des grottes sombres, d’où s’échappait une odeur attirante de satiété.
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