— Tu n’as pas tort, mais j’avais juré de ne plus la quitter après la chasse aux émeraudes du Prophète et regarde où nous en sommes !
— Trois enfants et un amour intact, ce n’est pas si mal !
— Intact ? J’ai failli la perdre, souviens-toi !
— Oh, je n’ai pas oublié, mais elle était alors victime d’une drogue... et puis il est certains souvenirs derrière lesquels il faut savoir fermer la porte.
Le beau visage passionné de Pauline Belmont et ses yeux couleur de nuages s’inscrivit un instant, voilé de ces mousselines brumeuses dont elle aimait s’envelopper, puis disparut.
— L’Amérique est loin, fit Aldo avec un sourire. Alors ?
— Alors, ce soir, Zian nous conduira à Mestre où j’ai laissé ma voiture.
— Ta chère petite Amilcar aux coussins rembourrés avec des noyaux de cerises ? Je sens que ma bronchite pourrait revenir !
— Bien sûr que non ! L’autre !
— Tu vas être mort de fatigue ?
— Je le suis déjà à moitié, mais je vais passer l’après-midi à dormir et, une fois la frontière suisse franchie, on pourra se reposer. Après tu as le choix : la rue Alfred-de-Vigny ou mes vieux fauteuils de cuir.
— On aura largement le temps d’en parler en route. Chez toi, ce serait peut-être le plus sage. Je m’en voudrais de faire courir un risque à Tante Amélie et à Plan-Crépin !
— Tu peux être sûr que celle-là va adorer ! Elle a retrouvé tout son tonus !
— Tu déjeunes avec nous, naturellement ?
— Il vaut mieux que la redoutable Ava ne me voie pas et je serai très bien à la cuisine avec Angelo Pisani...
— Avec une femme aussi imprévisible, on ne sait jamais ! Allez plutôt manger une langouste chez Montin !
— Je ne sais pas si ce serait prudent ! Je suis facile à reconnaître. Mais au fait, pourquoi as-tu invité Ava à déjeuner ?
— Pour mieux la surveiller. Si tu veux tout savoir, je vais essayer de la dégoûter du Sancy !
— Tu crois que c’est possible ?
— Pourquoi non ? Au départ, il n’a jamais été question entre nous d’en priver lady Astor of Hever. Il s’agissait d’une pierre de même calibre à peu près, qui, au cours des siècles, ait paré au moins une reine avec sa préférence marquée pour Marie-Antoinette. Rien d’autre, mais comme elle a toujours envié le Sancy à sa cousine, le fait qu’il ait été volé a donné des ailes à son imagination pour une raison fort simple : la pierre ayant été subtilisée n’a rien coûté à son voleur qui se serait retrouvé obligé de lui faire un prix... pour ne pas dire un cadeau ! Une sorte de chantage !
— Tout à fait d’accord !
On en resta là. Aldo acheva de s’habiller avec une sensation de bien-être qui l’étonna. Était-ce le chocolat et les croissants de Lisa, additionnés d’un flot de café, le bain chaud où il s’était prélassé, mais le mal qui le secouait depuis son retour d’Angleterre semblait rendre les armes. Cela tenait peut-être aussi à ce que la mauvaise humeur qu’il traînait depuis des jours avait enfin lâché prise. Rien ne lui plaisait plus qu’une nouvelle aventure, même dangereuse, vécue sur la trace de l’une de ces pierres fabuleuses qu’il aimait tant ! Il savait qu’il ferait tout pour retrouver le Sancy... non seulement pour le rendre à ses légitimes propriétaires, et non à l’avide lady Ribblesdale – il arriverait bien à lui en retrouver un autre ! –, mais aussi pour le plaisir sensuel de faire rouler entre ses doigts une pierre parfaite, l’une des plus jolies qui soit au monde même si elle n’était pas la plus grosse.
Succédant aux cascades de borborygmes caverneux, Le Petit Menuet de Mozart sifflé avec entrain quand il pénétra dans son cabinet de travail stupéfia son secrétaire :
— On vous donnait mourant il y a à peine trois heures, don Aldo, et vous voilà ressuscité ? On pourrait presque dire que vous avez refleuri ! C’est à peine croyable... surtout si l’on considère la tuile qui vous tombe dessus : une accusation de vol, ce n’est pas rien !
— J’ai déjà remarqué que l’indignation est une excellente thérapie, et c’est très bien ainsi puisque je repars ce soir. Une fois de plus, je vous confie la maison sous l’égide de M. Buteau.
— Ce n’est pas la première fois, mais il faudra nous préciser ce qu’il faudra répondre lorsqu’on vous demandera ?
— La même chose que d’habitude : en voyage pour traiter une affaire... et vous ne serez pas très loin de la vérité.
Le déjeuner fut pour Lisa – pour Aldo aussi d’ailleurs ! – une espèce d’épreuve parce que, tant qu’il dura, il leur fallut rester constamment sur leurs gardes. Entre deux sujets de conversation anodins, Ava revenait systématiquement au Sancy.
Aldo gagna un temps précieux en lui contant l’histoire plutôt sombre de cette belle pierre, son assez bref séjour en Suisse, sans oublier l’épisode stomacal du majordome Jérôme.
Sa fortune se trouvant fortement amoindrie, Harlay de Sancy réussit à le vendre au roi d’Angleterre James Ier, fils de Marie Stuart devenu l’héritier de la grande Elizabeth. Il entra naturellement dans l’héritage de Charles Ier, fils de James et d’Henriette-Marie de France, fille d’Henri IV. Mais quand la tempête soulevée par le brasseur Cromwell secoua l’Angleterre, Charles Ier, avant d’être condamné à mort et décapité à Whitehall devant la fenêtre de sa chambre, réussit à faire conduire sa femme et ses joyaux en France. C’était alors la minorité de Louis XIV, et le cardinal Mazarin régnait à la fois sur la France et sur les sens de la régente Anne d’Autriche...
— Elle l’a porté ? interrogea Ava, déjà excitée.
— Comme elle avait épousé secrètement Mazarin... c’est très probable.
— Épouser un cardinal ? Mais ce n’est pas possible ?
— Tout à fait dans l’Église d’alors. On pouvait être cardinal sans avoir été prêtre. La régente était fort belle et je suppose que Mazarin s’est plu à le lui laisser porter de temps en temps. Il en avait fait le début d’une collection qui, à sa mort, comptait dix-huit diamants que l’on a baptisés les « Mazarins ». Le Sancy fut le premier de cette collection qu’à sa mort, préoccupé par l’idée d’abandonner toutes ses richesses et surtout ses diamants adorés, Mazarin légua au jeune Louis XIV. C’était en mars 1661. Le Sancy et ses frères entrèrent alors dans les Joyaux de la Couronne de France et y restèrent jusqu’à la Révolution...
— Donc Marie-Antoinette l’a porté ? exulta lady Ribblesdale.
— On le suppose, mais comme elle en avait une multitude, c’était peut-être peu fréquent. La Révolution dispersa les Joyaux de la Couronne au cours du vol retentissant des richesses que renfermait le Garde-Meuble de la place de la Concorde à Paris et qui dura deux ou trois nuits...
— Tout a été enlevé ? émit Ava, au bord des larmes.
— Presque tout... mais on en a retrouvé une bonne partie, dont la plupart des Mazarins.
— Donc le Sancy ! Après, après !
— Oh, ce ne sera plus long. En 1796, le Sancy fut mis en gage chez le marquis d’Iranda à Madrid en contrepartie de chevaux. Celui-ci ne le rendit pas, mais le céda au prince de la Paix, Manuel Godoy, favori de la reine Maria-Luisa. En 1828, il fut vendu au prince Demidoff qui meurt quelques mois plus tard. Son fils en hérite en 1829 et sa femme le porte avec orgueil jusqu’à sa fin survenue en 1865. Un grand seigneur indien au nom impossible, sir Jamesetjje Jeejeeboy, le garda jusqu’en 1889, où le Sancy revint enfin à Paris grâce au joaillier Lucien Falize qui le vendit un an plus tard à votre parent : William Astor of...
— Ça suffit, coupa Ava sans s’encombrer de politesse superflue. Je connais la suite et j’entends qu’il prenne place parmi mes trésors !
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