Sans s’accorder d’autre repos qu’un repas solide arrosé de l’un des merveilleux vins de Bourgogne, Nicolas de Harlay de Sancy reprit le chemin du château de Elgg...
Noyé, naguère encore, dans les fabuleuses richesses bourguignonnes, le « Sancy » commençait sa fulgurante histoire...
PREMIÈRE PARTIE
« LA CONSPIRATION DES DAMES »
1
Une parole imprudente...
Commencée par un violent éternuement, la quinte de toux qui suivit traduisait la fureur plus encore que le mal et emplit le majestueux escalier de marbre et le palais Morosini tout entier, faisant sursauter Lisa qui, à cet instant, montait un plateau sur lequel une chocolatière fumait à côté d’une tasse encore vide, d’un pot de miel et d’une petite corbeille de croissants. Et non seulement Lisa mais aussi Guy Buteau, ex-précepteur et actuel fondé de pouvoir d’Aldo Morosini, expert reconnu en joyaux anciens, et qui, lui, descendait ledit escalier en provenance de la bibliothèque avec une pile de livres.
— Cela ne s’arrange pas ! constata-t-il en levant les yeux vers le plafond.
— Je ne vous le fais pas dire ! soupira la jeune femme en prenant un temps d’arrêt afin de mieux étaler l’onde de choc. Et comme il ne décolère pas, l’heure n’est pas vraiment à l’apaisement. D’où ce chocolat au lieu du café explosif habituel.
— Mais aussi pourquoi s’être entêté à vouloir se rendre en Angleterre ?
— On croirait que vous ne le connaissez pas alors que vous l’avez pour ainsi dire élevé. D’autant que vous êtes aussi atteint que lui, quand il s’agit d’une collection célèbre appartenant à un vieil ami doublé d’un des plus anciens « correspondants », pour ne pas employer le mot client qu’il déteste. Ceux-là ont droit à toutes ses attentions surtout quand l’âge les retient chez eux. Ce qui est le cas du vieux lord Allerton, qui a d’ailleurs contribué à sa réputation et qu’il aime bien. Celui-là l’a réclamé pour l’aider à établir son testament en veillant à l’égalité des parts destinées à ses deux enfants. Y compris, naturellement, ses rares joyaux provenant des Tudors.
— Drôle d’idée, d’ailleurs ! Une collection ne se divise pas. Ou alors au feu des enchères. La plupart du temps, tous les héritiers veulent la totalité. Mais ça, nous le savons tous les deux... et si j’étais vous, j’irais lui porter son chocolat ! Il refroidit tandis que nous papotons !
— La sagesse parle par votre bouche, sourit Lisa en reprenant son ascension. Quelle histoire en tout cas !
C’était le moins que l’on puisse dire ! Parti quatre jours plus tôt pour le Kent – et en urgence ! –, Aldo qui se sentait déjà patraque avait choisi l’avion, moyen de locomotion qu’il détestait, pour le mener à Londres, puis une voiture de louage pour se rendre au château du vieux seigneur, attiré aussi bien par le respect amical qu’il lui portait que par l’envie de plonger un moment dans l’une des plus belles collections du monde tant qu’elle était encore visible – et entière. Dieu seul savait quand ce serait encore possible après le décès du patriarche !
Il s’était donc envolé avec une certaine allégresse en dépit d’un début de bronchite. C’était toujours un plaisir pour lui de se rendre chez Allerton, parce que tous deux possédaient l’amour des belles pierres chargées d’histoire. Il s’agissait davantage pour Aldo d’un moment de pur bonheur que d’une visite commerciale.
Or, il était rentré le surlendemain, soufflant le feu par les naseaux et deux fois plus malade qu’à son départ : il régnait sur l’Angleterre une température polaire qui s’était opposée fermement au fonctionnement harmonieux de ses bronches. En outre, lord Allerton n’était pas au logis pour la bonne raison que, en réalité, ne l’ayant jamais appelé, il ne l’attendait pas !
Pire encore ! Ne sachant pas quand son maître rentrerait, Sedwick, le majordome, ne lui avait pas proposé de l’attendre. Aldo, d’ailleurs, n’aurait jamais accepté, préférant de beaucoup être malade dans ses propres draps que dans ceux d’un client doublé d’un ami.
Il était donc remonté dans sa voiture de louage pour regagner Londres et l’aéroport d’Heathrow, où il avait loué un avion pour Paris, malgré sa phobie des voyages aériens. Arrivé au Bourget, il y avait un départ pour Milan où il prit un train pour Venise ! C’est alors que le mauvais destin contrariant l’avait achevé : l’ aqua alta menaçait d’envahir la cité des Doges !
Normalement, Aldo n’y voyait d’autre inconvénient que le départ précipité de Lisa, de ses trois enfants et de leur « maison privée » en direction de l’Autriche et du château grand-maternel de Rudolfskrone afin d’être sûre de les garder au sec. C’était même devenu un rite !
Tous les ans, à de très rares exceptions près, et à date plus ou moins fixe, l’Adriatique envahissait Venise, trempant les accès aux habitations et obligeant la municipalité à équiper les rues et surtout les larges espaces vides, comme la place Saint-Marc, de tout un réseau de hauts trottoirs en bois auxquels les Vénitiens habitués ne faisaient même plus attention, sa flotte de vaporetti et de motoscaffi , de barges, de gros transports et ses gondoles se révélant largement suffisante pour leur assurer une vie quotidienne normale. Mais, depuis que ses enfants étaient en âge de se déplacer tout seuls, Lisa, connaissant leur potentiel inventif lorsqu’il s’agissait de faire des bêtises, jugeait plus prudent de les confier au château de sa grand-mère où l’eau se changeait en neige bien blanche et ne risquait pas de vous noyer.
Cette fois, cependant, elle avait pris de l’avance sur la marée à cause de la bronchite conjugale. En bonne Suissesse, ennemie jurée de toute espèce de microbes, bacilles et autres bactéries, Lisa avait déjà expédié ses trois lurons vers les cimes enneigées du Salzkammergut et le château alpestre de « Grand-Mère » qui était bien le terrain de jeu le plus passionnant qui soit. Bien qu’à leur avis le palais paternel posé sur l’eau eût présenté quelques avantages si l’on ne les y surveillait pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aussi Aldo put-il jouir d’une paix divine durant les heures qui suivirent son retour d’Angleterre, livré aux mains tendres de sa belle épouse... et au problème que posait pour lui la disparition soudaine de lord Allerton. Celui-ci étant l’un des plus sérieux parmi ses clients, Aldo n’arrivait pas à croire à une mauvaise plaisanterie, ledit Allerton ne plaisantant jamais.
Eût-il été alors dans un état normal qu’il se fût livré aussitôt à une enquête, quitte à suivre la piste jusqu’au bout, mais il se sentait même incapable d’aligner deux idées à la suite, sa « vive » intelligence n’étant hantée que par l’envie de revoir Venise et, si possible, depuis son lit ! Même la pensée d’une escale rue Alfred-de-Vigny ne l’avait qu’effleuré : on ne débarque pas chez une tante aussi chère – et aussi âgée ! – que la marquise de Sommières, transformé en bouillon de culture ! Son « héroïsme » recevait à présent sa récompense... Malheureusement, cet état de grâce ne dura pas. À peine nanti de son plateau, il vola en éclats quand Guy se précipita dans sa chambre :
— Lady Ribblesdale-Astor est en bas, Aldo !
Occupé à tremper un morceau croustillant de croissant dans sa tasse de chocolat aussi moelleux que parfumé, Aldo lui jeta un regard noir :
— Et vous ne lui avez pas dit que j’étais à l’agonie et qu’en conséquence je ne reçois pas ? Vous me surprenez !
— Bien sûr que si ! Mais elle m’a répondu que cela n’en rendait cette entrevue que plus urgente !
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