Anne Golon - Angélique et la démone Part 1
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– Vous pouvez me laisser, dit Angélique à l'homme qui l'avait accompagnée. Merci.
La porte refermée elle s'adressa en anglais au mousse du White Bird . Il ne répondit pas, se contentant de lui tendre d'un geste impulsif le sac qu'il tenait. C'était un havresac de peau de cerf non tanné. En l'ouvrant, elle vit qu'il contenait tout le bagage du Jésuite mort. Un bréviaire, une étole, un rosaire de buis, un surplis et, dans une enveloppe de velours finement brodée d'argent et d'or et capitonnée, les objets du culte indispensables au sacrifice de la Messe : la patène, un petit calice, un ciboire, deux burettes, le tout de vermeil, plus un crucifix à pied d'argent et le corporal de satin contenant quelques hosties. Ne sachant si elles étaient consacrées, Angélique s'arrêtait, frappée de respect, n'osant toucher à ces reliques saintes.
L'enfant, d'un geste impatient, prenait le bréviaire et le lui tendait.
Il s'ouvrit de lui-même sur un pli de parchemin. En le déployant elle vit que c'était une missive inachevée.
Mon très cher frère en Jésus-Christ...
Dès les premiers mots elle comprit.
« La lettre pour le père d'Orgeval... »
C'était cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, la lettre que le coadjuteur du père d'Orgevai avait commencé de rédiger pour son supérieur quelques heures avant de mourir.
La peur la prit. Qu'allait-elle apprendre de terrible ?... Cette lettre ! Avait-elle le droit de la lire ?... Avait-elle le droit de violer la pensée d'un mort... de contraindre en quelque sorte cet homme secret et fermé à lui avouer ce qu'il avait voulu lui cacher de son vivant ?
Malgré tout, si urgente lui apparaissait la nécessité de voir clair dans cette situation tendue et menaçante que presque machinalement elle dépliait la missive et v jetait les yeux.
Elle lut.
Mon très cher frère en Jésus-Christ. Je vous écris de Gouldsboro où je me suis rendu pour achever l'enquête dont vous m'aviez chargé. Et puisque, nonobstant la confiance que vous accordez à mes jugements, vous m'avez assuré que mes opinions seraient reçues par vous comme l'expression de la vérité, avec autant de créance en mes paroles que si vous aviez pu vous-même juger sur place, je parlerai sans équivoque, sans craindre ou de vous flatter ou de vous déplaire.
Un but sacré, plus important que nos propres susceptibilités qu'en tant qu'homme pécheur nous sommes souvent portés à éprouver, nous oblige tous deux à faire fi de nos passions ou de nos désirs pour ne rechercher que la vérité, afin de protéger les âmes si nombreuses et si menacées qui dépendent de notre ministère.
Aussi je vous dirai sans ambages dès l'abord que vous aviez raison, mon très cher père, et que les visions que Dieu dans sa bonté a eu la grâce de vous accorder, corroborant celle de la très sainte religieuse de Québec, ne vous ont pas trompé. Oui, vous aviez raison : la Démone est à Gouldsboro...
Angélique s'arrêta, stupéfaite. Elle ne pouvait en croire ses yeux. Était-ce le père de Vernon qui portait une telle accusation ? Alors il ne l'avait pas crue ! Il n'avait rien compris... Il avait continué, malgré sa franchise à elle, à la considérer à travers le faux aspect de cette légende stupide. Les lettres se mirent à danser devant ses yeux.
... Oui, vous aviez raison : la Démone est à Gouldsboro et ce n'est pas sans frémir que j'écris de tels mots. Si préparés que nous soyons à affronter au cours de notre vie ecclésiastique des êtres sataniques, l'épreuve n'en est pas moins rude à traverser, lorsqu'elle se présente réellement. Et c'est avec l'humilité d'un homme qui, par instants, s'est senti bien faible devant une aussi terrible rencontre que je viens vous en conter les détails. Le Grand Albert 11 nous enseigne que l'esprit de Lucifer a ceci de redoutable qu'il allie la beauté de l'ange à la séduction du caractère féminin, devant lequel tout homme de chair se sent particulièrement vulnérable, non seulement à cause des charmes de son corps, mais je le crois aussi par cette tentation de tendresse et d'abandon, que laisse en nous le souvenir ineffaçable de nos mères et des bonheurs que nous en avons reçus. Mais fort de vos conseils et de nos enseignements, il m'a été relativement facile de démasquer la nature réelle de celle que je n'hésite pas désormais à appeler la Démone, esprit du mal à corps de femme, à l'intelligence vive, luxurieuse, criminelle, sacrilège, n'hésitant pas à me séduire ou à user du sacrement de pénitence pour mieux me circonvenir et obtenir de moi une alliance dans ses infâmes projets...
« Oh ! Non, non ! s'écria Angélique, presque à voix haute, non, père, ce n'est pas vrai. Je n'ai pas essayé de vous séduire, ce n'est pas vrai. Oh ! Jack Merwin, est-ce possible ! Je croyais que vous étiez mon ami... »
Son cœur battait à se rompre. Un sentiment de désastre l'envahit jusqu'au vertige. Elle dut poser la lettre sur la table, afin d'y prendre appui pour ne pas tomber.
L'enfant blond la regardait. Son expression de frayeur reflétait sans doute celle qu'elle avait sur le visage. Il se mit à répéter d'une voix faible :
– Misstress. They pursue me. For God's sakel Do help me !12
Mais elle ne l'entendait pas.
Quelqu'un frappa à la porte, puis, ne recevant pas de réponse :
– Que se passe-t-il ? Que veut cet enfant ? Est-ce que je vous dérange ?
La douce voix d'Ambroisine.
Angélique retrouvait son sang-froid.
– Ce n'est rien. Bonsoir, Ambroisine. Que désirez-vous ?
– Mais vous voir, s'exclama la duchesse d'un ton tragique.
« De tout le jour, je ne vous ai même pas entr'aperçue, et vous vous étonnez qu'à la nuitée je vienne m'informer de vous ?
– C'est vrai, je vous ai négligée... Pardonnez-moi. Nous avons eu mille soucis.
– Vous semblez tourmentée encore.
– En effet. Je viens d'éprouver une terrible déception à l'égard de quelqu'un en qui j'avais placé ma confiance.
– C'est une épreuve bien amère. On croit au cours de la vie se résigner à l'imperfection des êtres qui nous entourent mais l'on s'aperçoit que le cœur reste toujours vulnérable.
Elle posa la main sur le bras d'Angélique et dit avec gravité :
– Je crois que l'absence de M. de Peyrac vous est intolérable. J'ai réfléchi à quelque chose : accompagnez-moi à Port-Royal ! Avec vous j'aurais le courage de repartir et de reprendre ma charge, tout au moins de l'envisager et de chercher la meilleure solution pour mes protégées et, pour cela, j'ai aussi un besoin pressant de vos conseils. Ce voyage vous permettra de retrouver M. de Peyrac deux ou trois jours plus tôt que si vous l'attendiez à Gouldsboro.
Et comme Angélique hésitait, surprise.
– Ne savez-vous pas qu'il doit passer par Port-Royal avant de revenir ici ?
– Non, pas que je sache.
– En tout cas, il me l'a dit à moi, affirma Ambroisine d'un air contrarié, c'est-à-dire...
Elle parut se rappeler quelque chose et se raviser avec l'expression confuse de quelqu'un qui a commis un impair.
– Il l'a dit aussi à M. le gouverneur. J'étais présente lorsqu'il lui communiquait cet avis... Venez, insista-t-elle. Partons demain pour Port-Royal, c'est préférable que d'attendre ici en s'impatientant, et moi, cela m'aidera infiniment à reprendre courage.
– Je vais réfléchir, dit Angélique.
Elle continuait à se sentir comme sous l'effet d'un choc violent. La découverte de la trahison – oui, c'était une trahison – du père Maraicher de Vernon la laissait dans un état de stupeur effrayée. Ambroisine avait raison. Elle avait besoin de bouger, de faire quelque chose, et surtout de revoir Joffrey le plus tôt possible.
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