Ce n’était pas vraiment de gaieté de cœur qu’il avait pris pareille décision car, s’il entrait à Metz, il se condamnerait, sans doute possible, à une espèce de purgatoire. Il lui faudrait végéter longtemps, certainement, dans les grades subalternes en admettant que l’éloignement lui permit de cacher sa tare originelle à ses camarades mais l’amère histoire de Jean-Pierre Quérelle lui avait fait toucher du doigt les dangers de l’aventure tentée sans préparation. Avant de se lancer à la conquête de la vie, il voulait acquérir les connaissances qui lui faisaient si cruellement défaut.
Il hésita un instant à écrire une troisième lettre, destinée, celle-là, à Manon pour lui dire ses regrets de devoir renoncer à la revoir mais il songea que Yann Maodan avait sans doute fait peser sur elle une partie de son mécontentement et qu’un billet risquerait peut-être d’aggraver les ennuis de la jeune femme. Il abandonna l’idée… quitte à retourner chez Manon plus tard quand les choses seraient calmées. D’ailleurs il y avait gros à parier que Manon ne savait pas lire…
Sa décision une fois prise et ses bleus un peu atténués, Gilles, l’esprit plus tranquille, retourna au collège, subit sans broncher la solide correction que lui valut une absence non motivée et se jeta dans l’étude avec une ardeur toute nouvelle chez lui, dévorant surtout les mathématiques et la géographie pour tromper son attente fébrile du courrier d’Hennebont.. pour essayer aussi d’oublier, dans l’abrutissement de la fatigue, les caresses de Manon !
Quand l’hiver tira vers sa fin, Gilles n’avait reçu aucune réponse à ses deux lettres et il rongeait son frein. Pour tromper son impatience il allait de plus en plus souvent rôder autour des cantonnements du régiment de Walsh pour y recueillir des bruits chaque jour plus passionnants : l’expédition aux Amériques était décidée ; le Roi envoyait de l’or, une armée qui allait se former à Brest, aux ordres du général-comte de Rochambeau, des régiments approchaient des terres bretonnes pour embarquer. Une escadre avait pris la mer le 2 février sous la marque de M. de Guichen afin de remplacer celle de l’amiral d’Estaing aux îles Caraïbes. Enfin, le bruit courait que le fameux marquis de La Fayette repartait, lui aussi, mais par Rochefort où il embarquerait afin de rejoindre Washington. L’air sentait la poudre, les épices et le vent de mer malgré l’insupportable crachin qui noyait la Bretagne depuis la naissance de l’année.
Cela sentait même si bon que Gilles, tous ses instincts belliqueux réveillés, en venait à regretter ses lettres. Quel besoin avait-il eu de parler d’une école quand les grandes ailes de la plus noble aventure battaient si près de lui ?
Il en était là de ses rêves, quand un matin tempétueux de mars où assis à son banc dans la classe glaciale il oubliait de s’intéresser à la « Cité de Dieu » de saint Augustin pour galoper à la suite des deux régiments qui avaient traversé Vannes la veille, un surveillant vint interrompre le cours pour lui dire que l’abbé Grinne, le sous-principal, désirait le voir immédiatement dans son bureau.
Surpris, Gilles quitta sa place et sortit au milieu d’un de ces silences pleins d’attente et de curiosité comme en connaissent les élèves quand l’un d’eux est menacé d’une grande catastrophe ou d’une grande gloire. En ce qui concernait Gilles, on espérait surtout la catastrophe car il n’était pas très populaire. On lui reprochait, outre une naissance irrégulière que nul n’ignorait et qui en faisait un objet de scandale, un enfant du péché, son caractère froid, volontiers distant, l’orgueil secret qu’il avait de son sang illégal et jusqu’à la façon un peu hautaine qu’il avait de porter la tête.
Gilles, pour sa part se demandait ce que pouvait bien lui vouloir l’abbé Grinne. Depuis deux mois, il avait travaillé comme jamais encore il ne l’avait fait et, sur le chapitre de la discipline il se tenait tranquille. Il n’avait, en effet, rendu aucune nouvelle visite au Barbin.
D’ailleurs, le sous-principal étant naturellement moins inquiétant que le Principal ; ce fut avec une certaine tranquillité d’esprit qu’il frappa à la porte de celui-ci.
Le battant de chêne, noirci par le temps, s’ouvrit en grinçant. L’abbé François Grinne, assis à sa table, écrivait. À l’entrée du jeune homme, il releva des yeux fatigués derrière de grosses lunettes de fer, ébaucha un sourire puis, sans cesser son travail, murmura :
— Asseyez-vous, mon enfant ! Je suis à vous dans l’instant.
— Un peu désorienté, tant par le sourire que par l’invitation, Gilles s’assit au bord d’une chaise de paille qui, avec la table de bois noir, la bibliothèque débordante et un grand Christ espagnol plaqué au mur, constituait tout l’ameublement de ce cabinet. Après quoi il employa le répit qui lui était accordé en examinant son vis-à-vis pour lequel, d’ailleurs, il avait toujours éprouvé de la sympathie car, à trente-neuf ans, l’abbé Grinne offrait l’image d’un homme grave sans austérité, savant sans pédanterie et sage sans ostentation.
Au bout de quelques instants, le sous-principal s’arrêta d’écrire, relut son texte, émit un petit grognement de satisfaction et jeta sa plume. Puis, prenant un papier sur sa table, il le garda entre ses mains croisées, releva la tête et sourit à Gilles.
— Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, fit-il avec la courtoisie qu’il eût déployée pour un égal, mais je devais finir ceci… qui est une lettre pour le supérieur du Grand Séminaire.
Et, comme le jeune homme ne répondait rien, il poursuivit, agitant légèrement le papier qu’il tenait.
— … Nous avons reçu hier une lettre de votre mère, une lettre… que voici !
Gilles se raidit, surpris et un peu choqué.
— Ma mère ? Elle a écrit… ici ?
— Mais oui. Vous n’avez jamais ignoré son désir profond de vous voir entrer dans l’Église ? Aujourd’hui, pour des raisons qui lui sont propres, elle demande que vous soyez conduit immédiatement au Séminaire afin d’y entamer vos études théologiques et votre préparation au sacerdoce.
Instantanément, Gilles fut debout. Il avait la sensation d’étouffer comme si, autour de sa poitrine, on avait soudain serré des chaînes.
— Immédiatement ?… Mais nous sommes en mars et l’année scolaire n’est pas terminée. D’ailleurs…
— Vous l’achèverez au Séminaire, plus sérieusement encore que vous ne sauriez le faire ici.
— Peut-être. Mais là n’est pas vraiment la question. En exigeant que j’entre dès maintenant au Séminaire, ma mère outrepasse ses droits.
Ce fut au tour de l’abbé Grinne de se raidir. Il était peu habitué à un ton aussi agressif de la part d’un élève :
— Comment l’entendez-vous ? N’étiez-vous pas d’accord elle et vous, au sujet de votre avenir ?
— En aucune façon ! Évidemment, elle n’a jamais caché son désir de me voir prendre la soutane et tant que j’étais enfant je n’y voyais guère d’inconvénients. D’abord parce que je ne savais pas très bien ce que cela signifiait et puis, parce qu’il me semblait souhaitable d’imiter mon parrain… ou mes maîtres. Mais, voici un an déjà, j’ai laissé entendre à ma mère que je n’étais pas sûr de ma vocation… et il y a deux mois, je lui ai écrit pour lui dire que je désirais un autre avenir. J’avoue qu’elle n’a pas répondu à ma lettre.
— En aviez-vous discuté avec elle auparavant ?
Gilles eut un sourire amer.
— On ne discute pas avec ma mère, Monsieur. Elle a paru écouter ce que je lui disais mais je me demande si elle m’a seulement entendu ! Quoi qu’il en soit, il demeure que je ne veux pas être prêtre et qu’elle n’a pas le droit de m’y forcer.
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