Les paroles de la jeune servante répondaient trop à ce sentiment de méfiance que le Nantais lui avait inspiré à première vue pour que Gilles les mît en doute un seul instant. En outre, sa voix avait une sincérité, une ardeur convaincantes. Pourtant, quelque chose lui échappait et il ne put s’empêcher de lui demander :
— Depuis combien de temps le Nantais est-il ici ?
— Deux ou trois mois… peut-être plus… je ne sais pas trop.
— Est-ce que d’autres garçons sont venus à lui depuis ?
— Oui… trois ou quatre, je crois…
— Et… vous les avez prévenus ?
Il l’entendit respirer plus vite et comprit qu’elle hésitait. Mais cela ne dura pas.
— Non ! dit-elle. C’est trop dangereux. Si le Nantais savait… ou seulement Yann Maodan, mon patron, je pourrais moi aussi disparaître.
— Alors, pourquoi maintenant prenez-vous ce risque ? Pour quoi pour moi ?
— Parce que…
Elle n’acheva pas sa phrase et, brusquement, se colla contre Gilles. Ses bras glissèrent autour du cou du jeune homme et il sentit une bouche tiède se poser sur la sienne. Ce fut rapide, léger mais passionné. Un instant, le corps de Manon épousa le sien des genoux aux lèvres puis s’écarta, comme s’il l’avait brûlé tandis que la jeune fille murmurait, un peu haletante :
— … Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même sinon que tu me plais comme aucun garçon ne m’a jamais plu. Tout à l’heure quand je t’ai vu en face du Nantais j’ai cru voir un goéland pris dans la glu. Et j’ai senti que, si je le laissais faire de toi un esclave je ne pourrais plus jamais dormir. Maintenant, je t’ai tout dit et il faut que je rentre ! Fais bon usage de mon avis… mais arrange-toi pour qu’on ne sache jamais que je te l’ai donné si tu ne veux pas avoir ma mort sur la conscience.
Elle allait partir. Ce fut lui qui la retint, presque machinalement à cause peut-être de l’émotion bizarre que le contact fugitif de son corps avait éveillé dans le sien, une émotion qui lui avait rappelé un peu ce qu’il avait éprouvé devant Judith.
— Tu me sauves plus que la vie. Dis-moi comment je peux t’en remercier…
Il l’entendit rire et vit, dans l’ombre, briller ses dents.
— En venant couper ma corde le jour où l’on voudra me pendre.
— Pourquoi voudrait-on te pendre, Manon ?
— J’appartiens à Yann Maodan et un jour ou l’autre on l’arrêtera. Ce jour-là, il faudra bien que je le suive jusqu’au bout.
— Tu es sa maîtresse ?
— Oui. Et il tient à moi. Mais c’est à toi que je voudrais donner ce qu’il prend chaque nuit. Écoute !… Près de la porte du Boureau, à main droite, il y a une masure sans étage. Ma sœur vit là. Elle est infirme et file le lin pour gagner sa vie. J’y vais souvent le dimanche soir, à la nuit close pour ne pas lui faire tort. Si tu veux de moi, viens m’y rejoindre un de ces soirs-là ! Tout compte fait… je crois que ce sera encore la meilleure façon de me dire merci ! Tu n’auras qu’à frapper cinq coups… comme ça !
Elle repartit en courant, laissant à Gilles un vague regret et un profond sentiment de gratitude. La pensée de ce qui les attendait, Jean-Pierre et lui, si la petite servante ne s’était prise pour lui de cette étrange et soudaine tendresse, lui donnait la chair de poule. Grâce au Ciel et à Manon, il n’était pas trop tard pour écarter le danger mais il fallait avertir Jean-Pierre et l’empêcher d’aller le lendemain au dangereux rendez-vous du Nantais.
Dans l’espoir de rencontrer son camarade, il retourna vers l’ Hermine Rouge mais sans aller jusqu’à la taverne afin de ne pas inquiéter Manon. Tapi dans le renfoncement d’une porte, pour être hors de vue et avoir moins froid, il attendit que Jean-Pierre sorte et passe devant lui comme il devait le faire normalement pour rentrer chez lui.
Il attendit ainsi plus d’une heure et quand, impatienté, il se décida à aller coller un œil aux carreaux sales de la taverne, il s’aperçut que la table du Nantais était vide. L’homme avait disparu et Jean-Pierre aussi… Peut-être, après tout, était-il rentré par un autre chemin et sans passer sous la porte Saint-Vincent pendant sa brève conversation avec Manon.
La nuit s’avançait. Pensant que son camarade serait au collège le lendemain et qu’il aurait tout loisir de l’avertir alors, Gilles prit le parti de rentrer chez lui, s’y jeta sur son lit sans même prendre la peine de se déshabiller et dormit, jusqu’au chant du coq, d’un sommeil agité.
Il fut à Saint-Yves parmi les premiers mais ce fut en vain qu’il attendit Jean-Pierre : le jeune garçon ne parut pas et jamais journée ne sembla aussi longue à Gilles, dévoré d’inquiétude. Aussi quand, enfin, le soir venu, le collège libéra ses élèves, courut-il d’une traite jusqu’à la rue des Vierges où le maître charpentier Quérelle avait son logis.
N’ayant guère fréquenté le fils jusqu’à ce jour, Gilles n’y était encore jamais venu mais il était prêt à toutes les audaces pour arracher l’imprudent garçon au sort qui l’attendait. Malheureusement, il eut beau frapper et refrapper à la porte close, personne ne vint ouvrir. Seule, une voisine, attirée par le bruit, sortit sur le seuil de sa porte pour lui apprendre que maître Quérelle et sa famille étaient partis la veille au matin pour Loudéac afin d’y assister aux noces d’une cousine.
— Mais Jean-Pierre n’est pas parti ! protesta Gilles. Je l’ai vu hier soir !
La femme, visiblement, n’était pas de celles qui aiment que l’on mette en doute leurs informations. Elle recula dans l’ombre de sa porte qu’elle referma en criant :
— Passe ton chemin ! J’ai dit ce que je savais…
Gilles n’insista pas. Au surplus, il en savait suffisamment. Cela expliquait cette grande hâte que Jean-Pierre montrait de quitter Vannes : il mettait à profit l’absence inespérée de ses parents et n’avait certainement eu aucune peine à obtenir qu’on le laissât au logis car, sur le chapitre des études, le père Quérelle ne plaisantait pas, à ce que l’on disait, et il ne pouvait être question pour son fils de manquer la classe quelques jours pour une chose aussi futile que le mariage d’une cousine. Mais où pouvait-il être maintenant ?
Le cœur lourd, envahi par un affreux sentiment de solitude et d’impuissance, Gilles laissa ses jambes suivre ses pensées et le ramener au port. C’était à la marée du soir que Jean-Pierre devait s’embarquer, la marée qui serait pleine à 10 heures. Et très certainement le Nantais lui avait donné rendez-vous comme la veille à l’ Hermine Rouge .
En arrivant devant la taverne, il était décidé à tout. Dût-il déchaîner les pires catastrophes, il arracherait à ce misérable le lieu d’embarquement de son camarade. Il avait si peur pour Jean-Pierre qu’il n’avait même pas conscience du danger qu’il allait courir lui-même.
Avant de franchir le seuil, il se contenta d’un rapide signe de croix puis poussa la porte.
Le décor était exactement le même que la veille et Gilles eut l’impression de remonter le temps. C’étaient les mêmes dos, les mêmes fumées, les mêmes visages. Au comptoir, Yann Maodan avait exactement la même attitude et les deux servantes les mêmes gestes en voltigeant parmi les tables. Oui, tout était pareil… sauf un détail : la table du Nantais était vide !
Le cœur de Gilles cogna un peu plus fort mais il serra les dents, redressa les épaules et ce fut d’un pas parfaitement tranquille qu’il marcha vers le comptoir. Yann Maodan, sourcils froncés, le regarda approcher.
— Que veux-tu, garçon ? demanda-t-il d’une voix rocailleuse. Tu es bien jeune pour le rhum ou les filles.
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