— Décidé à naviguer, pardi ! Tout comme ce bon garçon qui brûle de conquérir fortune et gloire sur les vastes mers et de contempler la splendeur de toutes les merveilles de l’univers.
— Et vous avez le pouvoir de nous donner tout cela ? fit Gilles froidement.
Une profonde affliction se peignit sur la figure du Nantais et il regarda Jean-Pierre d’un air de douloureux reproche.
— Ah ça, mon garçon ! Est-ce que tu ne lui aurais rien dit ?
— Non, M’sieur ! Je pensais qu’il valait mieux que ce soit vous ! Et puis, vous m’aviez recommandé d’être discret.
— C’est bien vrai, fils, c’est bien vrai ! La discrétion est une grande chose. Ma pauvre mère disait toujours que dans les affaires importantes il valait mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints ! Eh bien, asseyez-vous, garçons ! Et écoutez-moi ! Holà, Manon ! Deux gobelets pour ces jeunes gentilshommes !
L’une des servantes s’approcha. Levant les yeux machinalement, Gilles vit qu’elle le regardait, qu’elle était blonde, assez jolie et qu’elle ne devait pas être beaucoup plus vieille que lui. Silencieusement, mais sans le quitter des yeux, elle posa deux gobelets d’étain sur la table puis s’éloigna, comme à regret, en poussant un soupir tandis que le Nantais empoignait la grosse bouteille noire posée devant lui. Le parfum du vieux rhum antillais s’éleva, emplit les narines des deux garçons comme un rappel subtil de ces pays lointains auxquels le Nantais venait de faire allusion. En même temps, celui-ci entamait une sorte de prêche grandiloquent destiné uniquement à persuader son jeune auditoire de ce que l’éclat de leur avenir dépendait uniquement de son génie personnel.
Mais, malgré l’espèce de révérence qu’il montrait au bonhomme, Jean-Pierre trouva ce préambule un peu long.
— Nous sommes tout prêts à vous être reconnaissants, M’sieur, coupa-t-il. Mais, s’il vous plaît, parlez-nous de l’Amérique… et des Insurgents !
Gilles, qui commençait à trouver le Nantais non seulement antipathique mais assommant, sentit son intérêt s’éveiller. Les nouvelles du monde n’étaient guère commentées dans les classes de Saint-Yves et dans les nobles rues de Vannes où l’on ne s’intéressait pas beaucoup à ce qui se passait chez les sauvages de l’autre côté de l’Atlantique, sauf bien entendu quand une affaire commerciale était en jeu. La guerre anglaise qui tenait la mer si proche offrait un intérêt bien plus puissant aux yeux d’une cité qui se souvenait d’avoir longtemps abrité le Parlement de Bretagne. Néanmoins, les jeunes habitants de la rue Latine ou de la rue Saint-Gwenael n’avaient pas été sans capter des bruits en forme de roman d’aventures récoltées au hasard d’une flânerie autour de l’hôtel de M. de Limur, lieutenant général de l’Amirauté ou autour des casernes du régiment de Walsh 4.
Depuis quelques mois, et surtout depuis le réveil de la guerre avec l’Angleterre, on y parlait avec sympathie de la révolte de treize colonies anglaises d’Amérique qui depuis 1776 s’était transformée en guerre ouverte. L’agitation y couvait depuis 1765, depuis que l’Angleterre, essoufflée par la guerre de Sept Ans et pour éponger une dette publique de cent quarante millions de livres sterling, avait prétendu faire accepter à ses colonies d’outre-Atlantique la majeure partie de la dette en question au moyen d’un droit de timbre sur tous les actes officiels. Réunis dans la ville de New York, les délégués de ces colonies avaient proclamé leur refus d’un impôt qu’ils n’avaient pas voté. L’Angleterre avait réagi. Et de fil en aiguille l’agitation, devenue révolte, avait poussé les Américains à réclamer leur indépendance et à entrer en guerre contre la métropole.
On disait qu’un soldat de génie, le général Washington, menait le combat de ces hommes déterminés qu’en Europe on nommait les « Insurgents » et que, depuis longtemps déjà, il avait demandé l’aide du roi de France. Trois ans plus tôt les gens de Vannes avaient même vu l’ambassadeur des Insurgents s’arrêter, un soir de décembre à l’hôtellerie du Dauphin Couronné. C’était un vieil homme corpulent plein de bonhomie et de finesse, portant lunettes, dont les cheveux étaient longs mais le sommet du crâne chauve et qui coiffait le tout d’un curieux bonnet de fourrure. Il était accompagné de deux jeunes gens, ses deux petits-fils, et il avait déclaré s’appeler Benjamin Franklin en route pour Paris. On disait encore que c’était un grand savant connu dans le monde entier qui savait enchaîner la foudre ; les Bretons en avaient conclu qu’il était un peu sorcier. L’ancienne forêt de Brocéliande était trop voisine pour que le souvenir de l’enchanteur Merlin ne fût pas toujours prêt à reparaître.
On disait enfin, avec une indulgence agacée, qu’un jeune officier auvergnat de l’entourage royal, aussi grand fou que grand seigneur, avait frété un navire malgré le Roi, alors peu décidé à en découdre avec l’Angleterre, et s’en était allé combattre pour la liberté américaine, qu’il en était revenu en mauvais état mais suffisamment vigoureux encore pour supplier Louis XVI de voler au secours des Insurgents. Et, ces derniers temps, les bruits courant autour des casernes soufflaient que le Roi allait peut-être répondre à l’attente du Congrès américain en lui envoyant enfin l’or et les hommes dont il avait si grand besoin.
Toutes ces rumeurs enfiévraient les jeunes têtes de Saint-Yves. Il y avait surtout ces mots, si nouveaux et si exaltants, de liberté et d’indépendance. Gilles, pour sa part, en regagnant Vannes avec un cœur plein d’amertume, les avait reçus comme une eau fraîche après une journée de chaleur torride. L’aventure de ce La Fayette ; il en rêvait et, hormis Judith, il n’existait pas au monde d’être humain qu’il souhaitât plus ardemment approcher que cet homme-là. Aussi trouva-t-il le Nantais passionnant dès l’instant où Jean-Pierre eut prononcé les mots magiques : Amérique et Insurgents.
— Dieu que ces jeunes gens sont pressés ! soupira le Nantais en vidant son gobelet d’un seul coup. J’allais y venir. Mais d’abord comment t’appelles-tu, toi, le nouveau ?
— Gilles Goëlo !
— Eh bien ! sache, mon garçon, qu’il existe, à Nantes, des hommes qui croient à la libération des Américains et qui sont décidés à tout pour les y aider. Le plus important d’entre eux est un seigneur puissamment riche, grand armateur nantais, maître des Eaux et Forêts de France, possesseur d’un château royal, ami personnel de ce Monsieur Franklin qui, à Paris, habite son superbe hôtel… et il est mon maître ! ajouta-t-il avec un orgueil qui laissait entendre qu’au fond, parmi tous ces titres impressionnants, c’était encore le dernier qui était le plus important. Ce seigneur, qui a voué une grande partie de sa fortune à celle des Insurgents, arme actuellement, dans le port de Nantes, le plus grand de ses navires à destination de Boston. Tous les jeunes gens de cœur qui souhaitent se dévouer à une noble cause tout en courant l’aventure et en posant les jalons de leur fortune peuvent y trouver place. Et j’ai été spécialement chargé de choisir, dans la région, ceux qui me paraissent les plus dignes d’un si grand destin… Voulez-vous en être ?
— Je ne désire rien de mieux, répondit Gilles, mais pourquoi vous tenez-vous dans cette taverne où, entre nous soit dit, les gens convenables sont rares ? Vous avez l’air de vous cacher ! Que n’allez-vous au Chapeau Rouge, ou au Dauphin Couronné et ne faites-vous proclamer par les crieurs publics l’offre de votre maître ? Au fait, comment s’appelle-t-il ? Je ne me souviens pas de vous avoir entendu prononcer son nom.
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