Juliette Benzoni
ON A TUÉ LA REINE !
PREMIÈRE PARTIE
LA FUITE (1679)
CHAPITRE I
UNE NUIT POUR LE DIABLE
Emportée par son élan et sa hâte de s’éloigner du couvent, Charlotte apprécia mal la pente du chemin, butta sur une pierre, tomba la tête la première et roula comme une boule jusqu'à ce qu’un mur, heureusement protégé par un buisson, l'arrête sans autres dommages que quelques griffures et un léger étourdissement. Elle se redressa et resta assise un instant dans les branchages que l’hiver avait dépouillés de leurs feuilles, cherchant à se reconnaître. Ce qui n’était pas facile : la nuit de février était sombre, sans lune et sans étoiles. Aucun bruit ne se faisait entendre. Ce qui lui parut de bon augure : elle avait dû parcourir une plus longue distance qu’elle ne le pensait. Sa chute à elle seule lui paraissait avoir duré un siècle. En revanche, elle ne savait plus où elle se trouvait - sinon à l’orée d’un petit bois - et s’efforça de rassembler ses idées...
Le mur du jardin des Ursulines franchi grâce au lierre que - négligence fatale ! - on avait laissé recouvrir l’endroit où il s'affaissait quelque peu, elle avait tenté de retrouver à travers les ruelles de la basse ville et les sentiers des champs le moyen le plus court de rejoindre la Seine - en la suivant, il était quasiment impossible de manquer Prunoy. Mais n'étant pas sortie de Saint-Germain depuis la mort de son père et l’obscurité aidant, elle partit au hasard dans ce qu'elle espérait être la bonne direction. Si seulement il avait fait moins noir !
Assise moitié dans l'herbe desséchée, moitié dans les brindilles - heureusement il n’avait pas plu depuis des jours et tout était sec -, elle attendait de reprendre son souffle pour chasser l’impression désagréable que, si elle n’était pas perdue, elle n’en était pas loin. Devant elle il y avait beaucoup d’arbres et aucune lumière n’était en vue, ce qui aurait dû être le cas si elle n’avait pas dévié, car même en courant à perdre haleine comme elle l’avait fait depuis le couvent, elle ne pouvait avoir parcouru une assez longue distance pour ne plus rien apercevoir de Saint-Germain. Sur sa colline, la petite cité royale se voyait de loin, même la nuit, et surtout depuis que la Cour y séjournait en permanence. Le Roi-Soleil supportait mal l’obscurité. Là où il était, il fallait que ça brille !
L’idée d’attendre le jour afin d’y voir plus clair effleura Charlotte, mais ne s’attarda pas. Il fallait qu’elle soit le plus loin possible quand on découvrirait sa fuite. Or, elle se ressentait tout de même de sa chute et, si elle n’avait pas froid grâce à l’épaisseur de sa mante à capuchon et de sa robe épaisse de pensionnaire, elle découvrait qu'elle avait faim. C'était son point faible à elle, cet appétit qui se réveillait pour un oui ou pour un non. Sans d'ailleurs que sa silhouette encore frêle d'adolescente s’en ressentît, mais elle sortait toujours de table avec un creux. La vérité oblige à dire qu’elle n'était pas la seule : la nourriture chez les Ursulines se révélant peu variée et guère plus abondante, mais, pour elle, le « creux » était invariablement plus accentué que chez les autres. En outre, elle n’avait presque rien mangé au dernier repas. La double nouvelle assenée quelques minutes plus tôt par la mère supérieure lui avait serré la gorge au point que rien ne passait à l’exception de l’eau. Au point d’éveiller la curiosité de son amie Victoire :
- Tu n’as pas faim ? Avait-elle chuchoté. Tu es malade?
- Non... Je te dirai plus tard !
Un « chut ! » retentissant lui avait fermé la bouche. D’ailleurs il n’y avait pas eu de « plus tard ». Après souper, religieuses et élèves s’étaient rendues à la chapelle pour la prière du soir puis, tandis que les sœurs prolongeaient leurs oraisons, les pensionnaires avaient regagné leurs dortoirs où le silence était tout autant de règle. Charlotte n’était plus d’humeur à se confier : pendant le Tantum ergo final, elle avait pris la décision de s’enfuir cette nuit parce qu’une voix intérieure lui soufflait que c’était maintenant ou jamais.
Ce n’était pas la première fois qu’elle songeait à s’échapper. Quelques semaines auparavant, à la suite d’une punition injuste, elle en avait eu l’idée. Ce qui lui avait permis de découvrir comment gagner le jardin, la nuit, en passant par la porte des cuisines, et d’éprouver la solidité du lierre. Elle y avait renoncé momentanément pour ne pas quitter Victoire qui venait de perdre à la guerre son frère préféré, tellement aimé qu'elle avait pensé se donner la mort pour le rejoindre. Il n’était donc pas question de l’abandonner, mais, ce soir, le moral de son amie était meilleur et plus rien ne retenait Charlotte parce que c’était de son avenir à elle dont il s’agissait. Et son évasion s’était passée au mieux jusqu’à ce qu’elle se retrouve le nez dans les broussailles, étourdie et contusionnée.
Elle allait se décider à repartir pour chercher le chemin du fleuve quand à quelques pas de son buisson un rai de lumière filtra à travers le mur. Il y avait là une faille qu'elle se hâta de rejoindre, curieuse de voir ce que c'était, et ne bougea plus. Ce qu’elle découvrait était tellement étrange.
En fait la bâtisse où elle se fût sans doute assommée sans le providentiel buisson était une vieille chapelle dans laquelle un prêtre boiteux et âgé s'affairait à allumer deux braseros à l'aide d'une chandelle afin sans doute de réchauffer une atmosphère qui devait en avoir grand besoin. Le petit sanctuaire ne devait pas servir souvent si l'on en croyait les toiles d'araignée qui pendaient ici et là. Quant au décor, il avait de quoi glacer le sang même en plein été. Sur l'antique autel de pierre deux jeunes garçons vinrent étendre d'abord un matelas mince qu'ils recouvrirent d'un drap noir sur lequel l'un posa un crucifix mais la tête en bas. Une autre croix fut placée à terre à l'endroit où l'officiant célébrerait, de sorte qu'il pût la fouler aux pieds. Puis ils apportèrent un grand cierge de cire noire planté dans un candélabre et ils l’allumèrent. Ensuite le bizarre clergé disparut dans ce qui devait être la sacristie. Quelques minutes après, trois femmes entrèrent par une porte latérale opposée à l’endroit où se trouvait Charlotte. L’une était masquée. Les deux autres paraissaient soutenir leur compagne, leur maîtresse peut-être, car elle les dominait d’une tête habituée à être portée haut. Une grande dame peut-être, et tout au moins une dame de la Cour ! La tenant chacune par un bras, elles la conduisirent jusqu’à l’autel où elles la dépouillèrent de sa pelisse fourrée, révélant la nudité d’un corps à la peau lumineuse dont les appas épanouis arrivaient à la limite de l’excès. Le visage, lui, demeurait caché sous le masque noir à barbe de dentelle, et la « fanchon » de même tissu qui coiffait la femme devait contenir une épaisse chevelure, une ou deux mèches châtain clair s’en échappaient.
On aida la femme à s’étendre sur l’autel et aussitôt le « clergé » arriva : d’abord les deux adolescents, entièrement nus cette fois, dont l’un balançait un encensoir dégageant une épaisse fumée et l’autre tenait un livre en cuir noir ouvert. Derrière venait le prêtre portant un calice d’argent. Il avait revêtu une chasuble noire ornée de croix renversées et, sur l’estomac, de l’image grimaçante de ce qui semblait être la tête d’un bouc aux cornes d’or mais à face humaine. En marchant le trio faisait entendre une sorte de mélopée à bouche fermée. Ils vinrent s'incliner devant le crucifix inversé après quoi l'officiant baisa le ventre de la femme dont les jambes pendaient d’un côté de l’autel avant de poser le calice sur la peau bien tendue. Cela fait, il entama les premières prières d’une messe traditionnelle mais dans laquelle il s’adressait à Satan et non au Fils de Dieu. Tout y était à l’envers, toute parole sacrée était tournée en dérision et le diable célébré en vilipendant le Seigneur.
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