Donatien Sade - Les Infortunes De La Vertu

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Infortunée Justine! Orpheline, ingénue, vertueuse… La voilà lancée sans défense sur les chemins du vice. Non qu'elle soit elle-même pervertie, mais les caprices du sort, ou peut-être son incroyable soumission, l'exposent aux plus odieux tourments. Voyage infernal à l'issue duquel elle se retrouve dans un couvent. De pratiques abominables en exercices cruels, les moines libertins célèbrent alors de curieuse façon les mystères divins. Et la trop sage Justine, victime rêvée, ne sait qu'attiser leurs coupables désirs. Justine ne saurait décidément guérir de sa vertu. Est-ce pour cela que le ciel lui réserve une dernière surprise?

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Connais-la mieux, Sophie, connais-la mieux et convaincs-toi bien que dès qu’elle nous place dans une situation où le mal nous devient nécessaire, et qu’elle nous laisse en même temps la possibilité de l’exercer, c’est que ce mal sert ses lois comme le bien et qu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre.

L’état où elle nous crée est l’égalité, celui qui le dérange n’est pas plus coupable que celui qui cherche à le rétablir, tous deux agissent d’après des impulsions reçues, tous deux doivent les suivre, se mettre un bandeau sur les yeux et jouir.

Je l’avoue, si jamais je fus ébranlée, ce fut par les séductions de cette femme adroite, mais une voix plus forte qu’elle combattait ses sophismes dans mon cœur, je l’écoutai et je déclarai pour la dernière fois que j’étais décidée à ne me jamais laisser corrompre.

– Eh bien, me dit la Dubois, fais ce que tu voudras, je t’abandonne à ton mauvais sort, mais si jamais tu te fais prendre, comme ça ne peut pas te fuir par la fatalité qui, tout en sauvant le crime, immole inévitablement la vertu, souviens-toi bien du moins de ne jamais parler de nous.

Pendant que nous raisonnions ainsi, les trois compagnons de la Dubois buvaient avec le braconnier, et comme le vin communément a l’art de faire oublier les crimes du malfaiteur et de l’engager souvent à les renouveler au bord même du précipice duquel il vient d’échapper, nos scélérats ne me virent pas décidée à me sauver de leurs mains sans avoir, envie de se divertir à mes dépens. Leurs principes, leurs mœurs, le sombre local où nous étions, l’espèce de sécurité dans laquelle ils se croyaient, leur ivresse, mon âge, mon innocence et ma tournure, tout les encouragea. Ils se levèrent de table, ils tinrent conseil entre eux, ils consultèrent la Dubois, tous procédés dont le mystère me faisait frissonner d’horreur, et le résultat fut enfin que j’eusse à me décider avant de partir à leur passer par les mains à tous quatre, ou de bonne grâce ou de force; que si je le faisais de bonne grâce, ils me donneraient chacun un écu pour me conduire où je voudrais, puisque je me refusais à les accompagner; que s’il fallait employer la force pour me déterminer, la chose se ferait tout de même, mais pour que le secret fût gardé, le dernier des quatre qui jouirait de moi me plongerait un couteau dans le sein et qu’on m’enterrerait ensuite au pied d’un arbre. Je vous laisse à penser, madame, quel effet me fit cette exécrable proposition; je me jetai aux pieds de la Dubois, je la conjurai d’être une seconde fois ma protectrice, mais la scélérate ne fit que rire d’une situation affreuse pour moi, et qui ne lui paraissait qu’une misère.

– Oh parbleu, dit-elle, te voilà bien malheureuse, obligée de servir à quatre garçons bâtis comme cela! il y a dix mille femmes à Paris, ma fille, qui donneraient de bien beaux écus pour être à ta place à présent… Écoute, ajouta-t-elle pourtant au bout d’un moment de réflexion, j’ai assez d’empire sur ces drôles-là pour obtenir ta grâce si tu veux t’en rendre digne.

– Hélas, madame, que faut-il faire? m’écriai-je en larmes, ordonnez-moi, je suis toute prête.

– Nous suivre, prendre parti avec nous et commettre les mêmes choses sans la plus légère répugnance, à ce prix je te garantis le reste.

Je ne crus pas devoir balancer; en acceptant je courais de nouveaux dangers, j’en conviens, mais ils étaient moins pressants que ceux-ci, je pouvais les éviter et rien ne pouvait me faire échapper à ceux qui me menaçaient.

– J’irai partout, madame, dis-je à la Dubois, j’irai partout, je vous le promets, sauvez-moi de la fureur de ces hommes et je ne vous quitterai jamais.

– Enfants, dit la Dubois aux quatre bandits, cette fille est de la troupe; je l’y reçois, je l’y installe; je vous défends de lui faire violence, ne la dégoûtons pas du métier dès le premier jour; vous voyez comme son âge et sa figure peuvent nous être utiles, servons-nous-en pour nos intérêts, et ne la sacrifions pas à nos plaisirs…

Mais les passions ont un degré dans l’homme, où nulle voix ne peut les captiver; les gens à qui je devais avoir affaire n’étaient en état de rien entendre; se présentant à moi tous les quatre à la fois dans l’état le moins fait pour que je pusse me flatter de ma grâce, ils déclarèrent unanimement à la Dubois que quand l’échafaud serait là, il faudrait que je devinsse leur proie.

– D’abord la mienne, dit l’un d’eux, en me saisissant à brasse-corps.

– Et de quel droit faut-il que tu commences? dit un second en repoussant son camarade et m’arrachant brutalement de ses mains.

– Ce ne sera parbleu qu’après moi, dit un troisième.

Et la dispute s’échauffant, nos quatre champions se prennent aux cheveux, se terrassent, se pelotent, se culbutent et moi trop heureuse de les voir dans une situation qui me donne le temps de m’échapper, pendant que la Dubois s’occupe à les séparer, je m’élance, je gagne la forêt et perds en un instant la maison de vue.

– Être suprême, dis-je en me jetant à genoux, dès que je me crus en sûreté, être suprême, mon vrai protecteur et mon guide, daigne prendre pitié de ma misère; tu vois ma faiblesse et mon innocence, tu vois avec quelle confiance je place en toi tout mon espoir; daigne m’arracher aux dangers qui me poursuivent, ou par une mort moins ignominieuse que celle à laquelle je viens d’échapper, daigne au moins me rappeler promptement vers toi.

La prière est la plus douce consolation du malheureux, il devient plus fort quand il a prié; je me levai pleine de courage, et comme il commençait à faire sombre, je m’enfonçai dans un taillis pour y passer la nuit avec moins de risque; la sûreté où je me croyais, l’abattement dans lequel j’étais, le peu de joie que je venais de goûter, tout contribua à me faire passer une bonne nuit, et le soleil était déjà très haut quand mes yeux se rouvrirent à la lumière. C’est l’instant du réveil qui est le plus fatal pour les infortunés; le repos des sens, le calme des idées, l’oubli instantané de leurs maux, tout les rappelle au malheur avec plus de force, tout leur en rend alors le poids plus onéreux.

Eh bien, me dis-je, il est donc vrai qu’il y a des créatures humaines que la nature destine au même état que les bêtes féroces! cachée dans leur réduit, fuyant les hommes comme elles, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles et moi? est-ce donc la peine de naître pour un sort aussi pitoyable! et mes larmes coulèrent avec abondance en formant ces tristes réflexions. Je les finissais à peine, lorsque j’entendis du bruit autour de moi; un instant je crus que c’était quelque bête, peu à peu je distinguai les voix de deux hommes.

– Viens, mon ami, viens, dit l’un d’eux, nous serons à merveille ici; la cruelle et fatale présence de ma mère ne m’empêchera pas au moins de goûter un moment avec toi les plaisirs qui me sont si chers…

Ils s’approchent, ils se placent tellement en face de moi qu’aucun de leurs propos… aucun de leurs mouvements ne peut m’échapper, et je vois…

Juste ciel, madame, dit Sophie en s’interrompant, est-il possible que le sort ne m’ait jamais placée que dans des situations si critiques qu’il devienne aussi difficile à la pudeur de les entendre que de les peindre?… Ce crime horrible qui outrage également et la nature et les lois, ce forfait épouvantable sur lequel la main de Dieu s’est appesantie tant de fois, cette infamie en un mot si nouvelle pour moi que je la concevais à peine, je la vis consommer sous mes yeux avec toutes les recherches impures, avec toutes les épisodes affreuses que pouvait y mettre la dépravation la plus réfléchie.

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