Donatien Sade - Historiettes, Contes Et Fabliaux

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Juste ciel, que devient Sernenval quand il reconnaît sa femme, c’est elle… c’est cette prude qui, n’osant descendre par pudeur devant un ami de son époux, a l’impudence de venir se prostituer dans une telle maison.

– Misérable! s’écrie-t-il en fureur…

Mais c’est en vain qu’il veut s’élancer sur cette créature perfide, elle l’avait reconnu aussi vite qu’elle avait été aperçue et elle était déjà loin du logis. Sernenval, dans un état difficile à dire, veut s’en prendre à la S. J.; celle-ci s’excuse sur l’ignorance où elle est, elle assure Sernenval qu’il y a plus de dix ans, c’est-à-dire bien antérieurement au mariage de cet infortuné, que cette jeune personne fait des parties chez elle.

– La scélérate! s’écrie le malheureux époux, que son ami s’efforce en vain de consoler… mais non, que cela soit fini, le mépris est tout ce que je lui dois, qu’elle soit à jamais couverte du mien et que j’apprenne par cette cruelle épreuve, que ce n’est jamais d’après le masque hypocrite des femmes qu’il faut s’aviser de les juger.

Sernenval revint chez lui, mais il n’y trouva plus sa catin, elle avait déjà pris son parti, il ne s’en inquiéta pas; son ami n’osant plus soutenir sa présence après ce qui s’était passé, se sépara le lendemain de lui, et l’infortuné Sernenval isolé, pénétré de honte et de douleur, fit un in-quarto contre les épouses hypocrites qui ne corrigea point les femmes et que les hommes ne lurent jamais.

ÉMILIE DE TOURVILLE ou la cruauté fraternelle

Rien n’est sacré dans une famille comme l’honneur de ses membres, mais si ce trésor vient à se ternir, tout précieux qu’il puisse être, ceux qui sont intéressés à le défendre le doivent-ils au prix de se charger eux-mêmes du rôle humiliant de persécuteur des malheureuses créatures qui les offensent? Ne serait-il pas raisonnable de mettre en compensation les horreurs dont ils tourmentent leur victime, et cette lésion souvent chimérique qu’ils se plaignent d’avoir reçue? Quel est enfin le plus coupable aux yeux de la raison, ou d’une fille faible et trompée, ou d’un parent quelconque qui pour s’ériger en vengeur d’une famille, devient le bourreau de cette infortunée? L’événement que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs fera peut-être décider la question.

Le comte de Luxeuil, lieutenant général, homme d’environ cinquante-six à cinquante-sept ans, revenait en poste d’une de ses terres de Picardie, lorsqu’en passant dans la forêt de Compiègne, à environ six heures du soir vers la fin de novembre, il entendit des cris de femme qui lui parurent venir du coin d’une des routes, voisine du grand chemin qu’il traversait; il arrête, et ordonne à son valet de chambre qui courait à côté de la chaise d’aller voir ce que c’est. On lui rapporte que c’est une jeune fille de seize à dix-sept ans, noyée dans son sang, sans qu’il soit possible pourtant de distinguer où sont ses blessures et qui demande à être secourue; le comte descend aussitôt lui-même, il vole à cette infortunée, il a de la peine également, à cause de l’obscurité, à discerner d’où peut venir le sang qu’elle perd, mais sur les réponses qu’on lui fait, il voit enfin que c’est de la veine des bras où l’on a coutume de saigner.

– Mademoiselle, dit le comte après avoir soigné cette créature autant qu’il est en lui, je ne suis pas ici en situation de vous demander les causes de vos malheurs, et vous n’êtes guère en état de me les apprendre: montez dans ma voiture, je vous prie, et que nos soins uniques maintenant soient pour vous de vous tranquilliser et pour moi de vous secourir.

En disant cela M. de Luxeuil, aidé de son valet de chambre, porte cette pauvre demoiselle dans la chaise, et l’on part.

A peine cette intéressante personne se vit-elle en sûreté, qu’elle voulut balbutier quelques expressions de reconnaissance, mais le comte la suppliant de ne point parler, lui dit:

– Demain, mademoiselle, demain vous m’apprendrez, j’espère, tout ce qui vous concerne, mais aujourd’hui, par l’autorité que me donnent sur vous et mon âge et le bonheur que j’ai eu de vous être utile, je vous demande avec instance de ne penser qu’à vous calmer.

On arrive; pour éviter l’éclat, 1e comte fait envelopper sa protégée d’un manteau d’homme et la fait conduire par son valet de chambre dans un appartement commode à l’extrémité de son hôtel, où il la vient voir, dès qu’il a reçu les embrassements de sa femme et de son fils qui l’attendaient l’un et l’autre à souper ce soir-là.

Le comte, en venant voir sa malade, amenait avec lui un chirurgien; la jeune personne est visitée, on la trouve dans un abattement inexprimable, la pâleur de son teint semblait presque annoncer qu’il lui restait à peine quelques instants à vivre, cependant elle n’avait aucune blessure; à l’égard de sa faiblesse, elle venait, dit-elle, de l’énorme quantité de sang qu’elle perdait journellement depuis trois mois, et comme elle allait dire au comte la cause surnaturelle de cette perte prodigieuse, elle tomba en faiblesse, et le chirurgien déclara qu’il fallait la laisser tranquille et se contenter de lui administrer des restaurants et des cordiaux.

Notre jeune infortunée passa une assez bonne nuit, mais de six jours elle ne fut en état d’instruire son bienfaiteur des événements qui la concernaient; le septième au soir à la fin, tout le monde ignorant encore dans la maison du comte qu’elle y était cachée, et elle-même, par les précautions prises, ne sachant pas non plus où elle était, elle supplia le comte de l’entendre et de lui accorder surtout son indulgence, quelles que fussent les fautes qu’elle allait avouer. M. de Luxeuil prit un siège, assura sa protégée qu’il ne lui enlèverait jamais l’intérêt qu’elle était faite pour inspirer, et notre belle aventurière commença ainsi le récit de ses malheurs.

Histoire de mademoiselle de Tourville .

Je suis fille, monsieur, du président de Tourville, trop connu et trop distingué dans son état pour être méconnu de vous. Depuis deux ans que je suis sortie du couvent, je n’ai jamais quitté la maison de mon père; ayant perdu ma mère très jeune, lui seul prenait soin de mon éducation, et je puis dire qu’il ne négligeait rien pour me donner toutes les grâces et tous les agréments de mon sexe. Ces attentions, ces projets qu’annonçait mon père de me marier le plus avantageusement qu’il serait possible, peut-être même un peu de prédilection, tout cela, dis-je, éveilla bientôt la jalousie de mes frères, dont l’un, président depuis trois ans, vient d’atteindre sa vingt-sixième année et l’autre, conseiller plus nouvellement, en a bientôt vingt-quatre.

Je ne m’imaginais pas être aussi fortement haïe d’eux que j’ai lieu d’en être aujourd’hui convaincue; n’ayant rien fait pour mériter ces sentiments de leur part, je vivais dans la douce illusion qu’ils me rendaient ceux que mon cœur formait innocemment pour eux. Oh, juste ciel, comme je me trompais! Excepté le moment des soins de mon éducation, je jouissais chez mon père de la plus grande liberté; s’en rapportant de ma conduite à moi seule, il ne me contraignait sur rien, et j’avais même depuis près de dix-huit mois la permission de me promener les matins avec ma femme de chambre, ou sur la terrasse des Tuileries, ou sur le rempart auprès duquel nous demeurons, et de faire de même avec elle, soit en me promenant, soit dans une voiture de mon père, quelque visite chez mes amies et mes parentes, pourvu que ce ne fût pas à des heures où une jeune personne ne peut guère être seule au milieu d’un cercle. Toute la cause de mes malheurs vient de cette funeste liberté, voilà pourquoi je vous en parle, monsieur, plût à Dieu ne l’avoir jamais eue.

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