Albert Piñol - La peau froide

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Sur un îlot perdu de l'Atlantique sud, deux hommes barricadés dans un phare repoussent les assauts de créatures à la peau froide. Ils sont frères par la seule force de la mitraille, tant l'extravagante culture humaniste de l'un le dispute au pragmatisme obtus de l'autre. Mais une sirène aux yeux d'opale ébranle leur solidarité belliqueuse.
Comme les grands romanciers du XIX
siècle dont il est nourri — Conrad, Lovecraft ou Stevenson —, l'auteur de La Peau froide mêle aventure, suspense et fantastique. Et, dans la droite lignée de ses prédécesseurs, c'est l'étude des contradictions et des paradoxes du comportement humain qui fonde ce roman, véritable jeu de miroir aux espaces métaphoriques.
Les protagonistes pensent être au « cœur des ténèbres » quand les ténèbres sont dans leur cœur. Civilisation contre barbarie, raison contre passion, lumière contre obscurité : autant de pôles magnétiques qui s'attirent et se repoussent dans une histoire parfaitement cyclique, car l'homme toujours obéit aux mêmes craintes, aux mêmes désirs ataviques. Et depuis la nuit des temps, c'est, à la vérité, la peur de l'autre — plutôt que l'autre — qui constitue la plus dangereuse des menaces, le plus monstrueux des ennemis.
Né à Barcelone en 1965, Albert Sânchez Pinol est anthropologue. Il est l'auteur d'un essai et d'un recueil de nouvelles. La Peau froide, qui a reçu le prix Ojo Critico de Narrativa 2003, est en cours de traduction dans une quinzaine de langues.

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Les orphelins irlandais qui avaient le plus de chance entraient à l'institution Blacktorne. L'Angleterre considérait les orphelins d'Irlande comme un danger potentiel, de la chair à canon pour les insurgés. Blacktorne avait pour mission de faire de nous des prolétaires inoffensifs et soumis. Des marins, surtout. Métier symptomatique, parce que c'était ainsi que l'on expulsait les suspects de naissance, sur la mer, et en même temps on les enfermait dans la flotte anglaise, pénitencier flottant. On permettait aux élèves les plus doués de Blacktorne de suivre des études de niveau moyen. Ce fut mon cas, et je devins technicien en logistique maritime, un TLM parfaitement médiocre. Ça oui, first class, comme le mentionnait le diplôme accordé par Sa Gracieuse Majesté, Pour être franc, je dois reconnaître que les pédagogues de Blacktorne n'étaient pas mauvais. Ils nous donnèrent des notions d'océanographie et de météorologie. Ils nous apprirent également les communications. Ce fut le seul avantage de l'occupation anglaise : j'avais beau me dire catholique, je préférais le morse au latin. Il arrivait toutefois que l'arrogance anglaise passât toutes les bornes. L'Angleterre croit qu'elle peut traiter les habitants de ses colonies comme des chiens. En rajoutant dans la perfidie, elle exige de la loyauté des chiens qui mangent les miettes de sa table. Ils voulaient nous faire embarquer comme marins, alors que l'Irlande tout entière coulait. Ils voulaient que nous regardions le ciel comme des hommes du temps, alors qu'ils nous volaient notre temps et notre terre.

Deux fois par semaine, je me rendais de Blacktorne à la ville, où je m'étais inscrit à un cours de gaélique. En fait, les cours ne m'intéressaient pas tellement. C'était un subterfuge qui me permettait de servir de lien aux républicains et je n'ai jamais dépassé le stade des premières lettres de l'alphabet. Avec moi, il y avait un garçon qui s'appelait Tom. Il souffrait d'une maladie incurable qui ne l'empêchait pas de posséder le caractère le plus joyeux de l'orphelinat.

— Je suis le tuberculeux le plus patriote de toute l'Irlande — aimait-il à dire. Et il riait.

Nous portions les consignes sur nous. Nous circulions à bicyclette et nous avions l'air de ce que nous étions, de jeunes étudiants orphelins de Blacktorne qui se rendaient aux réunions d'un cercle folklorique. Nous étions parfois contrôlés par des soldats dont les uniformes caca d'oie tranchaient sur le paysage verdoyant. Je me rappelle très bien un sergent au regard bovin.

— Halte ! Que le convoi se compte ! Combien de maudits Irlandais êtes-vous ? s'annonçait-il, comme s'il n'avait pas su compter jusqu'à deux.

— Nous seulement, répondait invariablement Tom.

Ils fouillaient nos besaces d'étudiants et nos cahiers de gaélique, nos bonnets en laine, et même nos chaussures et nos chaussettes, si longues. Us ne trouvaient jamais rien. Mais quelqu'un dut nous dénoncer. Un jour, nous nous présentâmes au contrôle, et je sentis tout de suite un changement dans l'air. En plus des soldats et du sergent à tête de bœuf, il y avait un officier anglais. Raide comme un piquet, avec ce regard gris transparent et cette cruauté transparaissant sous une voix soyeuse. Enfin, un officier anglais comme tous les officiers anglais.

— Halte ! Que le convoi se compte ! Combien de maudits Irlandais êtes-vous ? demanda le même sergent que d'habitude.

— Nous seulement, dit Tom.

— Non, dit l'officier. Vous deux et les bicyclettes.

Ils les démontèrent sur place. A l'intérieur du cadre de la mienne, ils trouvèrent la lettre. Ce n'était qu'une note interne des républicains, qui annonçait l'annulation d'une réunion clandestine. Cela leur suffit.

Le jugement fut un spectacle. Les perruques, le velours grenat que portait le juge, l'estrade en bois de caoba, et tout cela pour deux gamins. Un décor baroque qui avait pour fonction de disculper le tribunal lui-même des sentences qu'il prononçait. J'eus beaucoup de chance, une chance injuste. L'avocat, payé par Blacktorne, allégua qu'il y avait deux bicyclettes et non une seule. L'un des deux accusés devait donc obligatoirement être innocent. Plus que d'une ligne de défense, il s'agissait d'une supplique, d'une brèche ouverte dans la bienveillance du juge. Mais elle produisit un certain effet. A l'époque, Blacktorne était encore considérée comme une institution collaborationniste modèle. On ne voulait pas lui ôter de son prestige en condamnant ses enfants. Finalement, et en ce qui me concerne, le juge ne voulait qu'une humiliation publique : il me demanda ce que j'avais à dire sur la question irlandaise. Il me poussait par là au reniement.

J'ai la ferme conviction que l'Irlande et l'Angleterre seront unies jusqu'à la fin des temps par les mêmes lignes isobares.

— Vous voyez, Votre Seigneurie ? improvisa l'avocat. Un magnifique étudiant de Blacktorne, futur technicien en logistique maritime. Nous ne devrions pas permettre à une erreur de jeunesse de briser sa carrière.

Tom fut plus catégorique :

— Je crois, Votre Seigneurie, que même les lignes isobares ne pourront maintenir l'Irlande unie à l'Angleterre.

Et l'avocat n'eut pas d'autre solution que d'alléguer, vainement, que Tom était malade. On m'infligea une amende, simple réparation. Tom fut condamné à deux ans d'emprisonnement au pénitencier de Deburgh, où il devait mourir de complications pulmonaires. Cela est typique des tyrannies civilisées. On commence par menacer deux hommes justes du bûcher, on en libère un immédiatement, ce qui permet de simuler une indulgence inexistante. Mais ce que je me rappellerai toujours de ce jugement est l'attitude de Tom. Il se déclara propriétaire de la bicyclette. C'est-à-dire, coupable. Bien qu'il sût que le pénitencier le tuerait, après l'audience, il était furieux contre moi. Et pourquoi ? Parce que, avec ma réponse stupide, j'avais risqué de provoquer l'intempérance du juge et de rendre son sacrifice inutile.

— Je suis le patriote le plus tuberculeux de toute l'Irlande, proclama-t-il la veille du jugement, modifiant sa phrase habituelle. Il était un malade chronique et je serais plus utile à la cause. Ce raisonnement empirique n'admettait pas de discussions. Son corps n'était que l'avant-garde d'une cause, et pouvait donc être sacrifié.Tom, comme tant d'autres, considérait son destin personnel comme une arme : il ne restait plus qu'à bien viser. Et à notre époque, la générosité était une balle supplémentaire. Je regarde avec du recul et je vois deux poussins aux yeux encore voilés. Mais les bons activistes doivent avoir le défaut de la puérilité. Nous avions dix-neuf ans.

Quand je quittai Blacktorne, je n'étais pas encore majeur et on m'assigna un tuteur civil. Généralement, les tuteurs venaient de familles pauvres, qui ne trouvaient leur intérêt que dans les subsides que leur versait l'administration, en échange du logement qu'ils fournissaient au garçon jusqu'à sa majorité. Le sort me sourit à nouveau. Je pouvais affronter la vie avec le titre de TLM, oui, mais, sans ce tuteur, je serais resté un garçon de Blacktorne.

C'était un individu assez curieux, franc-maçon, astronome, bon traducteur de russe et très mauvais poète. Il se rendit compte dès le premier jour de mon caractère rebelle. Et il consacra subtilement tous ses efforts à m'empêcher de m'enrôler un jour dans l'armée républicaine. Par esprit de collaboration ? Non. C'était un patriote silencieux, et un homme pour qui la violence est une sorte de sacrilège civil.

Il refusa que je cherche du travail avant d'avoir achevé un programme d'études qu'il avait conçu lui-même. Parmi les exercices qu'il m'imposait, il y en avait de curieux et d'autres très curieux. Les compositions à sujet politique regorgeaient de titres tels que : « Bases de la stupidité humaine qui justifient le pouvoir politique des césars, des tsars, des kaisers et du parlementarisme britannique », « Donnez six raisons pour lesquelles les Belges ne méritent pas un État et six raisons pour lesquelles les Québécois en méritent un, et inversement » ou : « Comparez l'histoire de l'empire de Monomotapa et une châtaigne ». Mais il ne parlait jamais directement de l'Irlande.

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