— On ne sait jamais où l'on peut se retrouver. Nous devrions connaître nos bagages déclarai-je.
— D'accord. Vous avez bien employé les vôtres…
Et il ajouta d'une petite voix timide :
— Sinon, vous ne seriez pas en vie.
Il avait raison. Ce qui ne m'empêchait pas de me sentir vaguement offensé. Je ne quittais ri des yeux ni des doigts les balles en cuivre :
— Maintenant il s'agit pour vous de bien le employer aussi. Moi, de mon côté, je ne vois aucun inconvénient à vous céder la moitié de l'île. Vous avez deux boîtes de munitions. Cela ne vous dérangera certainement pas que j'en garde une.
Il cligna des yeux sans comprendre. Il se leva. Il referma le couvercle d'un pied. Il faillit me pincer les doigts.
— Emporter les munitions au phare ? Mais de quoi parlez-vous ? C'est moi, que vous devez emmener !
Il avait changé de ton. Je l'examinai pour la première fois. C'était l'un de ces hommes qui meurent l'espoir aux lèvres.
— Vous ne pouvez pas comprendre, dis-je. Ici, tout est trouble.
— J'ai déjà pu le constater ! Des profondeurs troubles et pleines de requins avec des pattes !
— Effectivement, vous ne me comprenez pas.
Je le saisis par le cou d'une main et le traînai sur la plage. Je n'étais pas tellement plus fort que lui, mais il était décontenancé et mes muscles étaient entraînés par la mécanique de l'île. Des deux mains, je lui tournai la tête en direction de la mer.
— Regardez ! bramai-je. Cette nuit, vous avez dû les supporter, n'est-ce pas ? Maintenant regardez bien : un océan tout entier. Que voyez-vous, en dessous ?
Il gémit quelque chose et tomba sur le sable comme un pantin. Il se mit à pleurer. Je devinais ce qu'il avait vu. Bien sûr. S'il avait été capable de voir autre chose il ne serait jamais arrivé sur l'île. Un vent glacé balayait le brouillard. Le soleil était plus bas que je ne le pensais. Il cessa de pleurer :
— Depuis que je suis arrivé sur cette île, je ne comprends rien. Mais le fait est que je ne veux pas mourir ici — il ferma le poing. Je ne veux pas.
— Eh bien partez, répliquai-je. Ce phare est un mirage. A l'intérieur, vous ne trouverez aucune sécurité. N'y entrez pas. Allez-vous-en, rentrez chez vous.
— M'en aller ? Comment voulez-vous que je m'en aille ?
Il ouvrit les bras :
— Regardez autour de vous ! Vous voyez un bateau quelque part ? Nous sommes sur la dernière marche de la planète.
— Ne croyez pas au phare, insistai-je. Les hommes qui arrivent ici ont perdu la foi et s'accrochent aux mirages. Mais personne n'a jamais embrassé aucun mirage.
Je changeai de ton :
— Si vous aviez la foi, vous marcheriez sur les eaux et repartiriez à l'endroit d'où vous êtes venu.
— Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? Ou est-ce que je parle à un dément ?
— Vous avez passé une nuit ici et vous me traitez encore de fou ? J'étais perclus de douleurs. Je suis fatigué.
Je m'assis sur une pierre. Il me regarda, halluciné. Je n'avais agi qu'en ventriloque, mes chaînes m'empêchaient de croire à ce que je venais de dire. A mon étonnement, cependant, ses yeux devinrent deux points d'une lucidité abrupte. Il ne cillait pas. Il se leva avec une énergie sauvage. Il ôta ses chaussures. Il remonta son pantalon avec des gestes secs. Il ôta sa veste et ses petites lunettes.
Oui, il allait vers l'eau. Sans doutes, sans hésitations. Je voyais le dos de ce garçon novice et décidé, et une inspiration s'empara de moi. Il s'arrêta à la frontière imprécise entre la mer et la terre. Une vague plus longue que les autres lui lécha les pieds ; je sentis moi-même un frisson de froid, qu'un fil invisible me transmit. J'hésitai. Et s'il partait ?
Le fusil me tombait des mains. Je ne pouvais pas le croire. Il marchait vraiment sur les eaux. Il faisait un pas, un autre, et la mer lui soutenait les pieds comme un pont liquide. Il partait, abolissait le phare, les vices qui fondaient notre guerre. Il avait compris qu'on ne discute pas avec les mirages, on les évite. Il détruisait toutes les passions, toutes les perversions, parce qu'il renonçait à elles dès le départ. Ce garçon était les paupières du monde : encore quelques pas et nous allions tous nous réveiller de ce cauchemar.
Il se tourna vers moi, indigné :
— Qu'est-ce que je suis en train de faire, bon sang ? cria-t-il, les bras grands ouverts. Vous croyez que je suis Jésus ?
Et il rebroussa chemin. Une fois sur la terre ferme, son esprit était déjà celui d'un combattant. Il voulait lutter jusqu'au bout. Il parlait des « requins-hommes », d'empoisonner les vagues avec de l'arsenic, de couvrir la côte de filets parsemés de coquilles de moules brisées, qui serviraient de couteaux, de mille stratégies mortifères. Je m'approchai de l'eau. Deux doigts au-dessous de la surface, on pouvait voir des récifs plans, sur lesquels il avait marché.
Je m'assis sur la plage, étreignant mon fusil comme un nouveau-né. Je me laissai tomber à la renverse. Mon dos rencontra un matelas de sable. Le monde était définitivement un lieu prévisible et sans nouveautés. Je me posai une de ces questions auxquelles nous répondons avant de les énoncer : où pouvait être mon triangle, où ?
Le soleil déclinait.
En français dans le texte.
Manœuvre consistant à placer l'une de ses tours à côté de la case du roi et à faire passer celui-ci de l'autre côté de la tour, lorsqu'il n'y a aucune autre pièce entre eux. (N.d.T.)