Devenu fou, Bâtis lui asséna un coup de pied. A l'aveuglette, sans regarder où il la frappait. En ces instants, il me faisait plus peur que les citaucas eux-mêmes ; je le détestais également bien plus que je ne les avais jamais détestés. Ce tourbillon d'énergie qu'était Batís renversa des meubles entiers. D'une main, il prit Aneris par le cou et lui cria des horreurs à l'oreille en allemand. Sa grande main l'étouffait. Je crus qu'il allait lui briser le cou comme un goulot de bouteille.
Non. Il se baissa davantage vers l'oreille d'Aneris et lui murmura des paroles affectueuses. Il parlait sur un ton très différent de celui qu'il employait habituellement. Qui plus est, autour de ses yeux, le sentiment avait formé d'énormes poches de chair gonflée. Un peu plus et elles éclateraient en une mer de sanglots. Il était au bord des larmes, lui, l'incarnation humaine de la rudesse. De l'un des meubles renversés sortait un livre. C'était l'ouvrage de Frazer, que Batís m'avait caché à un moment donné.
— Mon Dieu, vous le saviez, n'est-ce pas ? intervins-je, ôtant la poussière de la couverture du livre. Vous l'avez toujours su.
En bas, les citaucas hululaient, plus indignés qu'agressifs. Toute l'humanité de Caffó s'était raidie. On pressentait l'effondrement et, au lieu de parler, je me tus. C'était le meilleur moyen de le rendre à l'évidence, de lui prouver qu'il n'avait aucun argument. Ensuite, d'une voix aimable et pédagogique, je lui suggérai :
— Batís, tout ce que nous avons à faire est de leur offrir quelque chose en échange de la paix. Ce ne sont pas des régiments prussiens, ils n'exigeront pas la moindre reddition inconditionnelle.
Je le croyais désarmé. Mais, soudain, ce fut comme s'il avait transformé mes paroles en munitions. Il me désigna d'un doigt de plus en plus menaçant. Il parla avec une astuce ironique que j'avais toujours crue hors de sa portée :
— Vous avez couché avec elle, bien sûr. Vous couchez avec elle. C'est ça !
Je voulais simplement lui offrir une sortie raisonnable : négocier la paix pour sauver nos vies. Mais il se trouvait qu'il parvenait à des conclusions exactes moyennant de faux raisonnements.
— Vos goûts amoureux ne coïncident pas avec les miens — dis-je le plus diplomatiquement possible.
— Vous l'avez eue ! dit-il dans une éruption de colère. Vous l'avez faite vôtre. Je le savais, je le savais. Je l'ai su dès le premier jour où je vous ai vu, dès que vous avez foulé le sol de ce phare pour la première fois. Je savais que tôt ou tard vous m'attaqueriez dans le dos !
Cela lui importait-il réellement que nous soyons amants ? J'en doute. Dans cette accusation, il trouvait une soupape pour déverser toute sa haine sur moi. Non, je n'étais pas le responsable d'un adultère. J'étais quelqu'un de beaucoup plus exécrable. J'étais la voix qui fracturait un univers simpliste, sans nuances. Un monde qui devait sa survie à sa capacité de maintenir le noir et le blanc en l'état. Cette crosse qui me frappait comme une matraque n'était pas de la haine, c'était de la peur. La peur que les faces de crapaud ne nous ressemblent, la peur qu'ils ne réclament des choses un tant soit peu acceptables. La peur que le fait de les écouter ne nous oblige à baisser les armes. Ce fusil dont je pouvais tout juste faire abstraction, ce fusil qui voulait me fendre le crâne, me briser les côtes, parlait avec davantage d'éloquence que tout l'art oratoire. Je me disais que Batís, Batís Caffó, était allé si loin dans sa tentative de s'éloigner des faces de crapaud qu'il avait fini par devenir la pire face de crapaud imaginable : un monstre avec qui il était impossible de soutenir un dialogue.
A un moment donné, j'avais commis une erreur fatale : je n'aurais pas dû le pousser autant dans ses derniers retranchements. Et maintenant il était prêt à me tuer. J'ignore encore comment je pus m'enfuir par la trappe. A moitié en courant, à moitié en me traînant, je parvins au rez-de-chaussée. Mais Batís me poursuivit, grognant comme un gorille. Il bougeait les bras à une vitesse incroyable. Ils me tombaient dessus comme des coups de marteau. Heureusement que je portais des vêtements très épais, qui amortissaient un peu les coups. Voyant qu'il ne me faisait pas assez mal, il me saisit par le poitrail des deux mains et me colla au mur. D'une voix sortie des cavernes de sa biographie, il vomissait :
— Vous n'êtes pas italien, vous n'êtes pas italien, avec vous je ne me suis jamais trompé, mon problème est qu'avec vous je ne me suis jamais trompé, et que je vous ai laissé faire ! Traître, traître, traître !
J'avais l'air d'un pantin entre ses mains. Il me cognait contre le mur. Tôt ou tard, il allait me briser le crâne ou la colonne vertébrale. Sa brutalité me transforma en rat. Tout ce que je pouvais faire était de lui arracher les yeux. Mais quand il sentit mes doigts sur son visage, il me jeta à terre et se mit à me piétiner de ses pattes d'éléphant. Il me fit me sentir comme un scarabée. Je reculai en rampant et, en me retournant, je vis que Batís avait une hache dans les mains.
— Batís, ne faites pas ça ! Vous n'êtes pas un assassin !
Il ne m'écoutait pas. Je me trouvais aux portes de la mort et ma tête ne me répondait pas. Il ne me venait à l'esprit, de façon absurde, que les images d'un rêve ancien et banal. Mais, au moment où Batís levait la hache, il subit un phénomène étrange. Une faiblesse intérieure, et à la fois un éclair de lucidité, qui illuminait son expression de la même façon qu'un météorite traversant l'atmosphère. L'arme encore levée, il me regarda avec le bonheur malheureux de ce scientifique qui ouvrit un jour les yeux sur le soleil jusqu'à ce que l'exposition lui brûle la rétine, juste pour savoir combien de temps la vue humaine pouvait supporter la lumière.
— L'amour, l'amour… dit-il.
Il abaissa la hache avec une triste douceur. Il entendait des violons. C'était un homme qui ferme silencieusement la porte derrière laquelle dorment ses enfants.
— L'amour, l'amour… répéta-t-il doucement, avec quelque chose dans l'expression du visage qui rappelait un sourire.
Et soudain il redevenait le Batís le plus sauvage. Mais je n'existais plus pour lui. Il me tourna le dos et ouvrit la porte. Que faisait-il ? Mon Dieu, il ouvrait la porte ! Allongé et rossé, je pouvais à peine croire ce qui arrivait.
Immédiatement, un citauca voulut entrer dans le phare et reçut le coup de hache qui m'était destiné. Caffó prit un tronc de l'autre main, comme une matraque, et sortit.
— Batís, criai-je, m'approchant du seuil. Revenez au phare !
Il courut sur le granit en ligne droite. Ensuite, un prodigieux saut dans le vide, les bras ouverts. L'espace d'un instant, je crus qu'il volait. Les citaucas l'attaquèrent de tous côtés. Ils sortaient de l'obscurité, criant avec une joie assassine que nous n'avions jamais connue. Deux d'entre eux lui sautèrent dessus, mais Batís, d'un habile demi-tour dans la boue, parvint à les éviter. Il devint immédiatement le centre d'un cercle. Les citaucas voulaient s'approcher de lui, il agitait la hache et le tronc comme de petits moulins. Un citauca s'accrocha dans son dos et le vacarme augmenta. Batís tenta de le blesser, mais dans sa position cela lui était très difficile. Dans cette manœuvre, il perdit une seconde vitale et le cercle se rapprocha. Horrible. Le citauca accroché dans son dos, ignorant les mutilations que celui-ci lui infligeait, Batís continuait à frapper dans le vide, tenant les autres à distance. Ils n'auraient pas de pitié.
Je perdais mon temps. Je montai les marches, une main sur la rampe et l'autre sur le foie, terriblement douloureux à cause des coups. J'avais l'un des deux fusils à proximité. Je sortis sur le balcon l'arme dans les mains. Ils n'étaient plus là. Ni les citaucas ni Caffó. Silence. Juste le vent glacé de l'île.
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