Fortuné du - La main froide

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Fortuné du Boisgobey

LA MAIN FROIDE

I. Le vieux quartier Latin a disparu avec la dernière grisette

Le vieux quartier Latin a disparu avec la dernière grisette.

Le temps n’est plus où les étudiants tenaient à honneur de ne jamais quitter la rive gauche. Maintenant, ils passent volontiers les ponts et ils se répandent sur les grands boulevards, comme ils les appellent, pour les distinguer du boulevard Saint-Michel qu’ils nomment familièrement le Boul’Mich’.

Quelques-uns même demeurent de l’autre côté de l’eau et viennent aux cours, en voiture,– quand ils y viennent.

Pourtant, sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, on trouverait encore, en cherchant bien, des représentants d’un autre âge, des attardés fidèles à la tenue et aux mœurs de leurs devanciers.

Ceux-là arborent des coiffures étranges, fument la pipe en buvant des bocks devant les cafés de la rue Soufflot, font queue au théâtre de Cluny, dansent à la Closerie des Lilas et croient fermement que l’univers finit au petit bras de la Seine.

Ces convaincus sont rares; si rares que, l’année dernière, on en comptait jusqu’à deux que les nouveaux venus se montraient comme des phénomènes.

Encore se distinguaient-ils des étudiants d’autrefois en ce point qu’ils avaient tous les deux de la fortune et qu’il n’aurait tenu qu’à eux de mener une autre existence.

C’était par vocation qu’ils vivaient de la vie du quartier. L’un des deux était même assez riche et assez bien apparenté pour faire bonne figure ailleurs.

Il s’appelait Jean de Mirande et, à sa majorité, il était entré en possession d’une vingtaine de mille francs de rentes, sans compter la perspective d’hériter plus tard d’un oncle millionnaire et célibataire qui avait été son tuteur.

Il est vrai qu’il ne comptait guère sur cette succession, car le susdit oncle était solide comme le pont du Gard, bâti par les Romains, et de plus, complètement brouillé avec son neveu, depuis que ce neveu s’était avisé de déroger aux traditions de ses nobles aïeux en s’enrôlant dans la bohème scolaire.

Le Pylade de cet Oreste du pays Latin ne descendait pas des Croisés et même il ne sortait pas, comme on dit vulgairement, de la cuisse de Jupiter.

Sa mère, veuve d’un facteur aux Halles, avait amassé une très honnête aisance en vendant des primeurs, à la pointe Saint-Eustache, et servait une pension de six cents francs par mois à son unique rejeton qu’elle ne voyait pas souvent, car elle demeurait rue des Tournelles, au Marais, et Paul ne s’éloignait guère du Panthéon.

Les deux amis ne se ressemblaient pas du tout. Jean était brun, grand, large d’épaules. Il aurait fait un superbe cuirassier et il était fier de sa taille et de sa force.

Paul, blond, mince et délicat, avait un peu l’air d’une demoiselle.

Jean aimait les aventures tapageuses, les assauts de beuverie et les conquêtes à la hussarde. Rageur et querelleur avec cela, il ne parlait que de pourfendre et il pourfendait… quelquefois.

Paul, qui pourtant n’était pas poltron, préférait aux batailles de brasseries les promenades sentimentales sous les arbres de l’avenue de l’Observatoire.

Mais ses goûts paisibles ne l’empêchaient pas d’être de toutes les joyeuses parties arrangées par le turbulent Jean de Mirande.

Ils s’étaient liés en vertu d’une loi naturelle à laquelle nous obéissons tous— l’instinct qui nous pousse à fusionner les races— et aussi parce que Jean avait, un soir, énergiquement et victorieusement défendu Paul Cormier, assailli par une bande de messieurs à accroche-cœurs, venus de la rive droite pour envahir le bal Bullier.

Et, dernier contraste entre ces inséparables, Jean, dont les ancêtres auraient pu monter dans les carrosses du Roi, Jean donnait dans les idées nouvelles. Il allait jusqu’au nihilisme, inclusivement— tandis que Paul, fils de commerçants, prétendait regretter l’ancien régime.

Paul aurait donné dix ans de sa vie pour être aimé d’une duchesse. Jean, lui, s’accommodait fort bien des petites ouvrières en rupture d’atelier et des chanteuses de cafés-concerts, dits Beuglants, qui constituent le fond du monde galant d’outre-Seine.

Eu quoi, il n’avait pas tout à fait tort, car il régnait sans partage sur le cœur de ces donzelles faciles, et Paul n’avait pas encore subjugué la moindre grande dame.

Paul aurait voulu que son ami le présentât dans les salons du noble faubourg où Jean de Mirande aurait pu être reçu, à cause de son nom et qu’il fuyait comme la peste. Mais quand Paul exprimait ce désir ambitieux, Jean lui riait au nez et l’emmenait dîner chez Foyot.

Foyot est le café Anglais du quartier.

Ces messieurs y mangeaient habituellement, sans dédaigner cependant de dîner quelquefois dans les bouillons d’alentour, à seule fin de rester populaires parmi les étudiants moins opulents qu’eux.

Le dimanche, pendant la belle saison, Oreste et Pylade se montraient au Luxembourg, à l’heure de la musique et, ces jours-là, ils faisaient des concessions à la mode, en s’habillant d’une façon moins excentrique.

L’an passé, donc, par une claire journée dominicale du mois de mai, ils se promenaient, bras dessus bras dessous, sur la terrasse qui domine le grand bassin central, du côté de la rue de Fleurus.

C’est là que s’assemblent, pour jouir du concert gratuit, les habitantes de ces régions reculées: honnêtes bourgeoises assises en rond sur des chaises de louage et flanquées de demoiselles à marier; bonnes d’enfants entourées de marmots et de militaires non gradés; habituées de la Closerie des Lilas, circulant par groupes de deux ou trois et blaguant les mères de famille.

Le ciel était splendide. Les marronniers en fleurs embaumaient l’air tiède. Le printemps faisait sa rentrée, après six mois de relâche, pour cause de brouillard et de frimas. Les arbres et les femmes avaient des toilettes neuves.

Paul Cormier, lui aussi, s’était fait beau. Il portait une redingote noire, coupée par un bon tailleur, un joli pantalon de fantaisie et des bottines pointues, ni plus ni moins qu’un gommeux remontant les Champs-Elysées, à l’heure où les équipages reviennent du Bois.

Et cette tenue élégante lui allait à merveille.

Jean de Mirande avait endossé, pour la circonstance, une espèce de justaucorps en velours violet, boutonné jusqu’au menton; il avait chaussé des bottes molles montant jusqu’au genou sur une culotte gris-perle extra collante et, pour compléter ce mirifique costume, il s’était coiffé, comme un Calabrais d’opéra-comique, d’un feutre pointu, orné d’un large ruban vert.

Et, ainsi accoutré, il ne paraissait pas trop ridicule. Sa haute mine sauvait tout et nul n’était tenté de se moquer de lui en face.

Les hommes attendaient, pour hausser les épaules, qu’il leur tournât le dos. Les jeunes filles de bonne maison le suivaient des yeux à la dérobée, et les mamans pensaient: «Voilà un beau gars!»

Lui, marchait la tête haute et la moustache au vent, remorquant son camarade qui s’arrêtait souvent pour regarder les femmes et qui ne passait point inaperçu, quoiqu’il n’eût ni l’imposante prestance ni les airs vainqueurs du beau Mirande, Roi des Écoles et bourreau des crânes.

En arrivant sur la terrasse, Paul Cormier avait avisé, assise contre le piédestal d’une statue, une personne charmante.

Elle était sans cavalier, mais sans doute elle ne comptait pas rester seule jusqu’à la fin du concert, car elle gardait deux chaises, près de celle qu’elle occupait.

Paul qui ne manquait jamais la musique le dimanche, et qui, tous les jours, traversait le jardin plutôt deux fois qu’une, Paul ne l’y avait jamais rencontrée. Donc, elle venait de la rive droite. Sa toilette le disait assez, une toilette élégante et de bon goût, comme on en voit peu dans les environs de Saint-Sulpice.

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