— Alors, annulez, dit Luke. Et fichez-moi le camp. »
Le robot détala pour regagner son coin. Luke soupira – en partie c’était sa faute – et il reprit sa lecture. La bande était un nouveau traité de médecine sur le « processus du vieillissement chez l’homme. »
L’année précédente, il avait voté avec les autres pour permettre à l’auto-docteur du Club de contrôler les robots au service du Club. Et comment le regretter ? Aucun Struldbrug n’avait moins de cent cinquante-quatre ans, selon le règlement du Club, et l’âge requis montait d’une année tous les deux ans. Les Struldbrugs avaient donc besoin d’une protection médicale efficace et très stricte.
Luke donnait l’exemple. Il approchait, sans grand enthousiasme, de son cent quatre-vingt-cinquième anniversaire. Depuis vingt ans, il ne se déplaçait qu’en fauteuil de voyage. Il était paraplégique, non point par suite d’un accident à la colonne vertébrale, mais parce que ses nerfs spinaux mouraient de vieillesse : le tissu nerveux central ne se remplace jamais. La disproportion entre ses jambes maigres qu’il n’utilisait plus et ses épaules massives, ses bras et ses mains formidables, lui donnait vaguement l’air d’un grand singe. Luke ne l’ignorait pas, et il s’en amusait.
Il avait concentré de nouveau toute son attention sur la bande qu’il lisait lorsqu’il fut encore une fois dérangé. Le salon de lecture s’emplit soudain d’un murmure informe qui, à peine audible au début, grossit. À regret, Luke se retourna.
Quelqu’un s’avançait vers lui, d’un pas énergique dont nul Struldbrug n’aurait été capable. L’inconnu avait la silhouette longue et étriquée d’un homme qui aurait passé plusieurs années sur un chevalet d’extension. La couleur de ses bras et de la région située au-dessous du larynx était tête-de-nègre ; mais celle de ses mains et de son visage buriné évoquait plutôt le noir d’une nuit sans étoiles, un véritable noir spatial. Pour cheveux, il avait une huppe de cacatoès, c’est-à-dire une bande large de deux centimètres de poils blancs comme neige, du sommet du crâne à la nuque.
Un Zonier faisant irruption dans le Struldbrugs’ Club, il y avait de quoi justifier les murmures !
Il s’arrêta devant le fauteuil de voyage de Luke. « Lucas Garner ? » Sa voix et toute son attitude étaient graves, cérémonieuses.
« En effet », répondit Luke.
L’homme se pencha. « Je suis Nicholas Sohl, Premier président de la Section politique de la Zone. Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler ?
— Suivez-moi », dit Luke. Il caressa une commande placée dans le bras de son fauteuil, et son siège se souleva sur un coussin d’air pour traverser le salon de lecture.
Il se posa dans une alcôve donnant sur la grande salle. « Vous avez provoqué un vrai tumulte là-dedans, dit Luke.
— Oh ! Pourquoi ? » Le Premier président s’affala, flasque comme un désossé, dans un fauteuil de massage, et il se laissa malaxer par les petits moteurs qui remodelèrent ses formes. Sa voix, vive et tranchante, avait conservé le célèbre accent de la Zone.
Luke se demanda s’il plaisantait. « Pourquoi ? Mais voyons… Par exemple, vous êtes encore très loin de l’âge d’admission.
— Le garde ne m’a rien dit. Il m’a regardé avec étonnement, c’est tout.
— Je m’en doute.
— Savez-vous ce qui m’amène sur la Terre ?
— Oui. Il y a un étranger dans le système.
— En principe, c’est une affaire secrète.
— J’ai longtemps été un A.R.M., un membre de la police des Nations Unies. Je n’ai pris ma retraite qu’il y a deux ans, et j’ai conservé certains contacts.
— C’est ce que m’avait dit Lit Shaeffer. » Nick ouvrit les yeux. « Excusez-moi si je suis impoli ; je peux supporter votre absurde pesanteur quand je suis allongé dans un astronef, mais je ne l’aime pas du tout quand je marche.
— Détendez-vous donc.
— Merci. Garner, personne aux Nations Unies ne semble se rendre compte de l’urgence du problème. Il y a un étranger dans le système. Il s’est livré à un acte d’hostilité en capturant un Zonier. Il a abandonné son propulseur interstellaire, et nous pouvons tous les deux deviner ce que ce geste signifie.
— Il a l’intention de rester. Donnez-moi des détails, voulez-vous ?
— C’est assez simple. Vous savez que le vaisseau spatial de l’intrus est arrivé en trois éléments d’un assemblage facile ?
— C’est ce que j’ai appris.
— L’élément arrière devait être une capsule de rentrée. Deux heures et demie après que Brennan et l’intrus eurent établi le contact, cette capsule a disparu.
— Téléportation ?
— Non, heureusement. Nous avons un cadre de film qui montre un éclair brouillé. L’accélération était formidable.
— Je vois. Pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Hein ? Garner, c’est l’affaire de toute l’humanité !
— Ce jeu-là ne me plaît pas, Nick. L’intrus a été l’affaire de toute l’humanité dès la seconde même où vous l’avez repéré. Or, vous n’êtes pas venu nous trouver avant sa disparition. Pourquoi ? Parce que vous estimiez que les extra-terrestres auraient une meilleure opinion du genre humain s’ils rencontraient d’abord des Zoniers ?
— Je m’abstiendrai de tout commentaire.
— Pourquoi nous en parler maintenant ? Si les télescopes de la Zone sont incapables de le retrouver, personne n’y arrivera. »
Nick coupa le courant de son siège masseur et se redressa pour examiner le vieillard. Le visage de Garner était le visage du Temps : un masque relâché recouvrant un antique fond de méchanceté. Seuls, les yeux et les dents paraissaient jeunes ; et les dents étaient neuves, blanches, pointues, déplacées dans un tel visage.
Mais il s’était exprimé comme un Zonier, en allant droit au but. Il était avare de paroles, et il ne jouait pas au plus malin.
« Lit m’avait dit que vous étiez un homme remarquable. C’est cela, la difficulté, Garner, c’est que nous l’avons trouvé.
— Je ne vois toujours pas où se situe le problème.
— Il est passé par un piège à contrebandiers vers la fin de son vol. Nous recherchions un oiseau qui a l’habitude de voler sans propulsion dans des régions peuplées. Un capteur de chaleur a découvert l’intrus et une caméra a saisi une partie de sa course ; elle est restée braquée sur lui assez longtemps pour nous donner sa vitesse, sa position et son accélération. L’accélération était considérable : des dizaines de g. Il est à peu près certain qu’il se dirigeait vers Mars.
— Mars ?
— Mars, ou une orbite autour de Mars, ou les lunes. Si c’était une orbite, nous devrions l’avoir repéré à présent. Même chose pour les lunes elles ont toutes deux des stations d’observation. Sauf qu’elles appartiennent aux Nations Unies… »
Luke se mit à rire. Nick ferma les yeux avec une expression peinée.
Mars était le dépotoir du système. En réalité, il y avait peu de planètes utiles dans le système solaire : la Terre, Mercure et l’atmosphère de Jupiter, c’était tout. L’important, c’était les astéroïdes. Mais Mars avait été une déception amère. Un désert presque sans air, couvert de cratères et de mers d’une poussière ultrafine, avec une atmosphère trop subtile pour être considérée comme toxique. Quelque part dans Solis Lacus, se trouvait une base abandonnée, vestige de la troisième et dernière tentative de l’Homme sur cette planète couleur de rouille. Personne ne voulait de Mars.
Lorsque la Charte de la Zone Libre fut signée, après que la Zone eut prouvé par l’embargo et la propagande que la Terre avait davantage besoin de la Zone que celle-ci de la Terre, les Nations Unies avaient été autorisées à conserver la Terre, la Lune, Titan, des droits dans les anneaux de Saturne, des droits de prospection minière sur Mercure, Mars et ses lunes.
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