Ils étaient dans un état d’épuisement absolu. Ils avaient fui Le Caire depuis vingt-trois jours et avaient parcouru 2 500 kilomètres de canyons en se relayant pour de courtes périodes de sommeil. Ils étaient trop vieux pour ça, comme ne cessait de le répéter Maya, et leurs nerfs étaient fragiles. Ils commettaient des fautes de conduite et somnolaient en plein jour.
La banquette qu’ils suivaient entre la falaise et le torrent devint un immense champ de rocaille. Des déjections des cratères proches, des détritus crachés par des coulées. Ann avait l’impression que les grands renfoncements échancrés et rainurés de la falaise sud étaient des canyons en formation. Mais le temps lui manquait pour les examiner de plus près. D’énormes blocs leur barraient souvent la route, comme si après tous ces jours, tous ces kilomètres, après avoir affronté Marineris dans le cataclysme, ils allaient s’arrêter là, tout près des derniers remous, au débouché des canyons.
Mais ils trouvaient toujours un itinéraire de contournement, avant d’être bloqués à nouveau et d’en trouver un autre, et un autre encore, jour après jour.
Ils avaient encore réduit leurs rations. Ann conduisait plus souvent qu’à son tour, comme si elle était plus en forme que les autres. Elle se montrait presque aussi experte que Michel. De toute sa volonté, elle voulait aider, et quand elle n’était pas au volant, elle allait explorer la route. Le fracas était toujours assourdissant et le sol vibrait sous ses bottes. Impossible de s’y habituer, même si elle faisait tous ses efforts pour l’ignorer. Le soleil perçait parfois entre les bancs de brume en nappes phosphorescentes, des arcs-en-ciel et des mirages colorés inondaient le ciel qui, le plus souvent, semblait incendié : l’Apocalypse vue par Turner.
La route devint encore plus difficile. Il leur advint de ne parcourir qu’un seul kilomètre en une journée. Et, le lendemain, ils durent s’arrêter face à une rangée de rocs géants qui évoquaient une sorte de ligne Maginot martienne. Un plan fractal parfait, selon le diagnostic de Sax. Personne ne se risqua à en discuter.
Kasei descendit et découvrit un passage possible tout au bord du courant. Pour l’heure, le déluge était gelé, comme il l’avait été depuis ces deux derniers jours. Il se déployait jusque sous l’horizon, hérissé, chaotique, semblable à l’océan arctique de la Terre, mais nettement plus sale, composé d’un foisonnement de fragments noirs, rouges ou blanchâtres. Sur la berge, néanmoins, la surface de glace était quasi plane, et par endroits translucide. Ils empruntèrent donc cette nouvelle piste. Ann, lorsqu’elle rencontrait des rochers, déviait sur la gauche, roulant carrément sur la glace, ce qui rendit ses passagers nerveux. Mais Maya et Nadia vinrent à son secours.
— En Sibérie, déclara Nadia, on passait chaque hiver à rouler sur les fleuves gelés. C’étaient nos meilleures routes.
Durant toute une journée, Ann suivit la berge déchiquetée, et ils parcoururent ainsi cent soixante kilomètres, leur meilleure étape en deux semaines.
À l’approche du crépuscule, il neigea. Le vent d’ouest soufflait depuis Coprates de grandes bouffées denses de flocons grésillants. Avec une force telle qu’ils avaient l’impression de ne plus avancer. Ils abordaient un secteur de glissement récent, qui se déversait jusqu’à la glace du torrent. La lumière était grisâtre, morne. Dans le dédale des éléments, ils avaient besoin d’un éclaireur, et Frank se porta volontaire. Il était le dernier à conserver encore suffisamment de forces, plus même que le jeune Kasei. Toujours en état de rage : un réservoir d’énergie qui semblait chez lui inépuisable. Lentement, il s’avança sur le terrain et revint en secouant la tête et en adressant de grands signes à Ann. Autour d’eux, des rideaux ténus de vapeur givrée se formaient dans l’averse de neige pour se fondre dans le vent puissant du soir et se perdre dans la brume.
Au plus fort d’une bourrasque, Ann se perdit dans les lacis de glace sur le sol et le patrouilleur fit une embardée sur un rocher arrondi, à la lisière de la berge, sa roue arrière gauche tournant dans le vide. Ann lança la puissance sur le train avant pour se dégager, mais s’embourba dans un creux de neige et de sable. Brusquement, tout l’essieu arrière fut soulevé tandis que les roues avant patinaient. Le patrouilleur était échoué.
Cela s’était déjà produit plusieurs fois, mais elle s’en voulait de s’être laissé distraire par le spectacle tourmenté du ciel.
— Merde, qu’est-ce que tu fous ? cracha Frank dans l’intercom.
Ann tressaillit. Jamais elle ne s’habituerait à la véhémence de Frank.
— Roule, bordel !
— Mais je suis coincée sur un rocher !
— Bon Dieu ! Tu ne regardes même pas où tu vas ! Arrête-moi ces putains de roues ! Je vais mettre les bandes d’accrochage à l’avant et te tirer. Quand tu atteindras le rocher, tu grimperas aussi vite que tu le pourras. Compris ? Il y a une autre secousse qui se prépare !
— Frank ! cria Maya. Remonte !
— Dès que j’aurai mis ces conneries de bandes dessous ! Tenez-vous prêts !
Les bandes étaient en métal tressé muni de pointes. Il les mit en place sous les creux des roues avant de les tendre pour que les roues puissent mordre au démarrage. Une ancienne méthode qui avait été employée jadis dans le désert. Frank courait devant le patrouilleur en jurant à voix sourde, lançant parfois des indications de braquage à Ann qui obéissait, les dents serrées, l’estomac noué.
— C’est bon, vas-y ! Fonce !
— Monte d’abord !
— Pas le temps ! Allez, roule, tu y es presque ! Je vais m’accrocher. Roule, Bon Dieu !
Ann accéléra doucement et sentit les roues avant accrocher sur les bandes en grinçant. Les roues arrière passèrent ensuite, et ils furent sur le rocher, libres. Mais le grondement du flot redoublait soudain derrière eux, et des éclats de glace volèrent autour du patrouilleur dans des craquements affreux. Puis la glace fut submergée par une vague sombre de boue gargouillante et fumante qui monta jusqu’aux hublots. Ann écrasa l’accélérateur et serra son volant, affolée, dans une étreinte mortelle. Elle entendit les cris de Frank par-dessus le fracas de la coulée déferlante :
— Vas-y, idiote ! Vas-y !
Un choc violent et ils dérapèrent sur la gauche. Ann perdit un bref instant le contrôle de la conduite, mais resta cramponnée au volant tandis que le patrouilleur oscillait follement. Une douleur intense lui vrilla l’oreille gauche. Toujours soudée au volant, elle écrasait l’accélérateur. Les roues mordirent dans le terrain, au fond de l’eau. Un coup mat résonna contre le flanc.
— Vas-y !
L’accélérateur au plancher, elle escaladait la pente, rebondissant sur son siège, et tous les hublots et les écrans étaient submergés. Puis, tout à coup, l’eau reflua vers l’arrière et les images redevinrent claires. Sous les projecteurs, le terrain rocheux luisait, des flocons de neige passaient, et Ann discerna une zone plane droit devant. Elle garda le patrouilleur en ligne en dépit des secousses. Derrière, le torrent grondait toujours. En atteignant enfin l’étroite terrasse, elle dut s’aider de ses deux mains pour dégager son pied de l’accélérateur. Le patrouilleur était arrêté. Il dominait la coulée qui était en train de diminuer. Mais Frank Chalmers avait disparu.
Maya insista pour qu’ils repartent à sa recherche. Il était probable qu’ils n’auraient plus à redouter de coulée aussi énorme, et ils firent demi-tour. En vain. Dans le crépuscule, les faisceaux des projecteurs portaient à cinquante mètres sous l’averse de neige et, dans les deux cônes de lumière jaune, ils ne discernaient que la surface déchiquetée du torrent, un déversoir gris sombre de débris et de glace sans la moindre forme régulière. Personne n’aurait pu survivre dans un pareil déchaînement. Frank avait été emporté : il avait dû lâcher prise dans une secousse, ou bien avait été balayé par l’ultime déferlement d’eau et de boue.
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