— Est-ce que ces véhicules ont été équipés pour descendre tout le canyon ? demanda Sax.
— Non. Mais nous disposons de cachettes un peu partout.
Apparemment, les grands canyons de Noctis avaient constitué les principaux corridors de transit de la colonie clandestine. La construction de l’autoroute leur avait causé pas mal de problèmes en coupant à travers leurs itinéraires.
Ann écoutait attentivement. Sa curiosité avait toujours été attirée par la colonie cachée. Leur utilisation des canyons avait été ingénieuse. Ils avaient maquillé leurs patrouilleurs en blocs de rocher et les avaient dissimulés parmi les autres, au pied des falaises. Les toits étaient faits de rocher et l’isolation empêchait le réchauffement, ce qui coupait tout signal. Les transcanyons étaient également isolés en dessous afin d’éviter de laisser des traces d’escargots. La chaleur des moteurs à hydrazine était récupérée pour les quartiers d’habitation, et le surplus était stocké dans des bobines d’accumulateurs. En cas de surcharge, les bobines étaient larguées dans des trous creusés sous le véhicule, avec du régolite et de l’oxygène liquide. Quand le sol commençait à se réchauffer, le patrouilleur était parti depuis longtemps. Donc, ils ne laissaient jamais la moindre trace thermique, ils ne se servaient jamais de la radio, et ne se déplaçaient que durant la nuit. Dans la journée, ils se cachaient au milieu des blocs de rocher.
— Donc, ils n’ont aucun moyen de nous repérer, résuma Sax, surpris.
— Exact. Aucun signal visuel, électronique ni thermique.
— Un patrouilleur furtif, acheva Frank sur l’intercom avec son habituel rire rauque.
— C’est tout à fait ça. Le vrai danger, ce sont ces éboulis qui nous dissimulent. (Un voyant rouge s’était mis à clignoter sur le tableau de bord et Michel rit en achevant :) On roule tellement bien qu’il va falloir enterrer une autre bobine.
— Mais est-ce que ça ne prend pas trop de temps de creuser ces trous ? s’inquiéta Sax.
— Non. Parce qu’ils sont déjà creusés. Si on arrive à atteindre le prochain, encore quatre kilomètres, je pense que nous n’aurons pas de problème.
— Vous avez installé un sacré système.
— Nous sommes dans la clandestinité depuis quatorze ans, non ? Quatorze années martiennes… L’ingénierie thermique, c’est notre grande spécialité.
— Mais pour vos habitats permanents, vous faites comment ?… À supposer que vous en ayez ?
— Nous pompons dans les couches profondes de régolite, et c’est la glace fondue qui nous fournit notre eau. Ou alors, nous pillons vos éoliennes. Entre autres techniques.
— Les éoliennes… Ça, c’était une mauvaise idée, dit Sax.
Frank rit.
— Mais non, elle était excellente ! s’exclama Michel. Parce qu’à présent elles ont dû ajouter des millions de kilocalories dans l’atmosphère.
— Ce que donne n’importe quel mohole par heure.
Sax et Michel entreprirent de discuter des projets de terraforming. Et Ann se perdit dans leur discours.
Ils firent halte à l’aube. Les deux transcanyons maquillés en rochers se garèrent au milieu d’un éboulis. Durant toute la journée, ils se réhydratèrent et dévorèrent des repas micro-ondes en essayant toutes les fréquences radio et TV. Ils ne captèrent aucune conversation, uniquement des transmissions cryptées dans des langages divers. Une autre poubelle à ajouter à l’ensemble. Des salves plus marquées de statiques paraissaient indiquer des rafales électromagnétiques. Mais les éléments électroniques du patrouilleur s’étaient endurcis, déclara Michel Duval, en s’éveillant d’une période de méditation. Encore une, songea Ann. Comme s’il avait pris l’habitude d’attendre depuis qu’il était entré dans la clandestinité. Son compagnon, le jeune homme qui conduisait l’autre patrouilleur, s’appelait Kasei. Il ne s’exprimait que sur un ton sinistre de désapprobation permanente. À vrai dire, ils le méritaient. Dans l’après-midi, Michel montra à Sax et Frank leur position sur une carte topographique projetée sur l’écran des deux véhicules. Ils traversaient le Noctis Labyrinthus du sud-ouest au nord-est en suivant l’un des plus longs canyons. Leur route quittait le labyrinthe pour zigzaguer vers l’est selon une pente abrupte, jusqu’à rejoindre la vaste région située entre Noctis et les débouchés de lus et Tithonium Chasma. Michel la nommait la Percée de Compton. C’était un terrain chaotique et il ne se sentirait pas rassuré aussi longtemps qu’ils ne l’auraient pas traversé pour enfiler lus Chasma. En dehors de leur route secrète, leur dit-il, la zone était infranchissable.
— Et s’ils devinent que nous sommes allés dans cette direction en quittant Le Caire, ils vont bombarder la route.
Durant la nuit précédente, ils avaient franchi près de cinq cents kilomètres et couvert presque toute la longueur de Noctis. Encore une nuit, et ils auraient rejoint lus. Au-delà, ils ne dépendraient plus que d’une unique route.
La journée était sombre. Les vents violents charriaient des écharpes denses de particules brunes. Aucun doute : c’était une nouvelle tempête de poussière qui se levait. Les températures chutaient. Sax capta une radio qui annonçait que la tempête allait être planétaire comme la précédente. Mais cette prévision semblait séduire Michel. Ils pourraient rouler durant le jour, ce qui raccourcirait de moitié leur voyage.
— Il nous reste 5 000 kilomètres à parcourir, et en grande partie hors de la route. Ce sera splendide de voyager dans la journée. Je ne l’ai plus fait depuis la grande tempête.
Lui et Kasei pilotaient donc en permanence, selon des quarts de trois heures, suivis d’une demi-heure de repos. Une autre journée passa et ils se retrouvèrent dans la Percée de Compton, entre les parois étroites de lus Chasma. Là, Michel se détendit.
Ius était le plus étroit de tous les canyons du système de Marineris. Il ne faisait que vingt-cinq kilomètres de large en quittant la Percée de Compton et séparait Sinai Planum de Tithania Catena. C’était en fait une crevasse entre les deux plateaux, profonde de 3 000 mètres, un rift resserré et géant à la fois. Mais, dans la tourmente de poussière, ils ne faisaient qu’entrevoir les falaises. La conduite devenait périlleuse, et Simon et Sax relayèrent Michel et Kasei. Ann ne disait toujours rien et personne ne lui demanda de conduire. Sax ne quittait pas du regard l’écran de son IA qui lui indiquait les relevés atmosphériques. L’impact de Phobos, conclut Ann, avait considérablement augmenté la densité de l’atmosphère. De plus de 50 millibars, en fait, ce qui était extraordinaire. Et les cratères fracturés continuaient de déverser leurs gaz. Sax enregistra ce changement avec son habituelle expression de hibou satisfait, oubliant complètement la traînée de morts et de destruction.
— Ça ressemble un peu à l’Age noachien, commenta-t-il.
Il faillit se lancer dans un discours, mais Simon le fit taire d’un regard.
Durant la troisième nuit, ils s’engagèrent sur la dernière pente de lus pour atteindre une longue arête qui divisait le canyon en deux. Ils s’engagèrent sur l’autoroute officielle de Marineris, en direction de la fourche sud. Dans l’heure qui précéda l’aube, ils entrevirent des nuages, et la clarté, quand elle perça, était plus vive que les jours précédents. Assez pour qu’ils se mettent à couvert dans un lit de rochers, au pied de la paroi sud. Ils se rassemblèrent tous dans le patrouilleur de tête pour passer la journée.
Au milieu de l’après-midi, brusquement, le patrouilleur oscilla. Ils se redressèrent tous. La caméra arrière était braquée sur lus, et Sax désigna l’écran :
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