Peter Clayborne dégagea les tiges de contrôle des fusées de ses consoles de poignet, plaça les doigts sur les boutons. Il avait le monde entre ses bottes. Il dériva un bref instant. La plupart des autres essayaient de rester groupés, mais lui jugeait cela totalement vain. De plus, c’était un gaspillage de carburant. Il les laissa donc s’éloigner jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de simples étoiles. Il n’avait plus aussi peur que dans le vestiaire. Mais il éprouvait de la colère et de la tristesse : il ne voulait pas mourir. Il éprouva même un spasme de chagrin en pensant à son avenir perdu et se mit à sangloter bruyamment. Après un instant, ces pénibles manifestations physiques cessèrent, quoiqu’il se sentît toujours aussi malheureux. Il observait les étoiles d’un regard morne. Des bouffées de frayeur ou de désespoir le traversaient, mais elles diminuaient au fil des heures. Il tenta de ralentir son métabolisme, mais obtint le résultat contraire de celui qu’il avait espéré et décida de laisser tomber. Sur sa console de poignet, son pouls était à cent huit pulsations. Avec une grimace, il essaya de s’amuser à identifier les constellations. Et le temps s’étira.
Il s’éveilla, surpris de réaliser qu’il avait dormi. Avant de retourner immédiatement dans le sommeil. Il se réveilla enfin, pour de bon. Les autres réfugiés de l’ascenseur étaient hors de vue, encore que certaines étoiles qu’il apercevait… Mais il n’y avait plus aucune trace de l’ascenseur, pas plus dans l’espace qu’à la surface de la planète.
Étrange manière d’en finir. Un rêve spatial, peut-être, avant de se retrouver au petit matin devant un peloton d’exécution. La mort, ça devait être un peu ça : sans les étoiles. Sans la pensée. Mais c’était une attente plutôt pénible, qui le rendait impatient, et il songea à couper son système de chauffage pour en finir plus vite. Du coup, cela le calma : il pourrait toujours le faire quand sa réserve d’air viendrait à épuisement. Son pouls remonta à cent trente et il focalisa toutes ses pensées sur la planète rouge, au-dessous. Bonjour la maison ! Il était toujours sur orbite aréosynchrone, ou presque, et il dominait Tharsis depuis des heures. Non, il se situait un peu plus à l’ouest. Oui, à la verticale de Vallès Marineris.
Des heures passèrent, et il sombra de nouveau dans le sommeil. Quand il se réveilla, il vit un petit vaisseau spatial argenté qui dansait sous son regard comme une soucoupe volante et il poussa un cri de surprise. Il se mit à tournoyer, s’activa fébrilement sur les commandes pour déclencher les fusées et se stabiliser et, quand il y parvint, l’engin argenté était toujours là. Il distingua un visage de femme derrière une baie. Elle semblait lui parler tout en montrant son oreille. Il fonça vers l’engin spatial et fit peur à la femme en passant un peu trop près. Elle agitait les mains comme pour lui faire signe d’entrer. Il acquiesça énergiquement et décrivit un cercle chaloupé en appuyant sur les boutons de commande avec son pouce et son index gantés. Une écoutille s’ouvrit au sommet de l’engin, il freina, se stabilisa, et se dirigea vers l’ouverture en se demandant si tout ça serait réel quand il serait à l’intérieur. Il pleurait et ses larmes dansèrent en sphères minuscules quand il toucha le sol. Il lui restait encore une heure d’atmosphère.
L’écoutille se referma et il put enlever son casque. L’air qu’il respirait était riche en oxygène mais ténu et frais. Il entra dès que le sas s’ouvrit.
Il vit deux femmes qui riaient follement.
— Qu’est-ce que vous comptiez faire ? Débarquer comme ça ?
— J’étais dans l’ascenseur, coassa-t-il. Il a bien fallu sauter. Vous n’avez pas reçu de message ?
— Non. Vous êtes le seul survivant qu’on ait trouvé. On vous ramène en bas ?
Il ne trouva rien à répondre. Ce qui les fit rire encore plus fort.
— On peut dire qu’on a été surprises de te trouver, mon petit ! Qu’est-ce qui te va, comme g ?
— Je l’ignore… Trois, non ?…
Les rires repartirent.
— Tu peux supporter combien ?
— Beaucoup plus, c’est sûr, déclara la femme qui avait tourné la tête vers lui.
— Oui, beaucoup plus, souffla-t-il. C’est quoi, la limite pour un être humain ?
— Ça, on va le voir.
Le petit vaisseau se mit à accélérer tout en plongeant vers la surface martienne. Peter Clayborne s’écroula derrière les deux femmes, tout en grignotant du cheddar et en buvant de l’eau. Il apprit qu’elles venaient d’un des complexes de miroirs et qu’elles avaient détourné cet atterrisseur d’urgence après avoir transformé les miroirs en un amas de molécules. Elles comptaient se poser à proximité de la calotte polaire sud.
Peter avala tout cela en silence. Puis ils furent sérieusement secoués, les hublots devinrent blancs, puis jaunes, puis d’un orange violent. Il fut écrasé dans son siège par la gravité et sa vision se fit trouble.
— Poids plume, dit une des femmes, et il ne sut pas s’il s’agissait de lui ou de l’atterrisseur.
Puis les forces gravitiques se relâchèrent et le hublot s’éclaira. Regardant au-dehors, il vit qu’ils tombaient vers la planète rouge en angle abrupt et qu’ils n’étaient plus qu’à quelques milliers de mètres de la surface. Incroyable. Les deux femmes maintinrent leur cap avant de redresser à la dernière minute, et il fut brutalement rejeté dans son siège.
— Tout en douceur, dit l’une des femmes à la seconde où ils se posaient dans un boum assourdi.
La pesanteur retrouvée. Peter descendit, suivit les deux femmes dans un tube de circulation jusqu’à un énorme patrouilleur. Il se sentait paralysé, au bord des larmes. Il y avait deux hommes dans le véhicule. Ils serrèrent les deux femmes dans leurs bras, puis s’écrièrent :
— Hé, qui c’est ?
— Oh, on l’a récupéré là-haut. Il avait sauté de l’ascenseur. Il a encore un vieux coup d’espace. Hein ? (La femme se tourna vers Peter.) Mais on est arrivés. Tout va bien.
Il y a des fautes qu’on ne peut pas corriger.
Ann Clayborne était effondrée à l’arrière du patrouilleur de Michel Duval. Elle avait commis deux fautes : venir sur Mars, d’abord, et tomber amoureuse de cette planète que tous les autres voulaient détruire.
La planète avait été changée à jamais. Ils étaient sur l’autoroute de Noctis, sur lequel s’était abattue une pluie de rocs. Michel contournait sans difficulté les plus importants. Pour le reste, ils circulaient sur une chaussée de gravier grossier. Les hublots étroits donnaient une vision fragmentaire de l’extérieur, sous l’auvent de pierre. Ils roulaient à 60 kilomètres à l’heure et il leur arrivait de rebondir dans leurs sièges.
— Désolé, disait Michel. Il faut qu’on rejoigne le Chandelier aussi vite que possible.
— Le Chandelier ?
— Noctis Labyrinthus.
C’était le nom d’origine. Ann le savait. On l’avait baptisé ainsi en hommage à l’un des géologues qui avaient examiné les premiers clichés transmis par Mariner. Mais elle ne fit aucun commentaire.
Et Michel poursuivit son discours, d’une voix calme, rassurante.
— Il existe plusieurs endroits où, si la route est coupée, il sera impossible de continuer. Des escarpements, des champs d’éboulis, ce genre de chose… Mais quand nous serons dans Marineris, ça s’arrangera : il y a toutes sortes de routes transversales.
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