— Je crois qu’on est tous d’accord, dit Frank. Mais comment ?
— Ça, c’est le plus difficile. Est-ce qu’un guide vous a conduits où vous êtes ?
— Oui !
— Bien. C’était le Coyote. Il excelle à ce genre de truc. Vous attendez là. On va créer des diversions avant de revenir vous récupérer.
Sax colla son casque sur la paroi de la tente et alluma la lampe de sa visière, projetant un cône de lumière dans l’air enfumé. La visibilité se limitait à une centaine de mètres, peut-être moins, mais Michel accusa réception :
— Contact. Vu. Maintenant, passez à l’extérieur. On arrive. On redémarre dès que vous êtes dans nos sas, alors préparez-vous. Vous êtes combien ?
— Six, dit Frank après une courte hésitation.
— Magnifique. Nous avons deux véhicules, ça devrait aller. Trois dans chacun d’eux, OK ?… Préparez-vous et faites vite.
Sax et Ann s’attaquèrent à la paroi de la tente avec les petits couteaux qui appartenaient à l’outillage de leur bloc-poignet. Ainsi, ils ressemblaient à des chatons furieux déchirant des rideaux. Mais, très vite, ils se glissèrent au-dehors et se laissèrent tomber sur la couche molle de régolite. Derrière eux, la centrale explosa en une série d’éclairs stroboscopiques qui figeaient les silhouettes floues perdues dans la brume.
Et soudain, les étranges patrouilleurs resurgirent dans la poussière et s’arrêtèrent à quelques pas. Ils ouvrirent les sas et s’entassèrent à l’intérieur, Sax, avec Ann et Simon, Nadia, avec Maya et Frank. Ils roulèrent les uns sur les autres dès que le patrouilleur redémarra et accéléra.
— Vous êtes tous là ? demanda Michel.
Ils déclinèrent leurs noms.
— Bien. Heureux de vous avoir retrouvés ! Ça devient vraiment dur. Je viens d’apprendre que Dmitri et Elena sont morts au Belvédère d’Echus.
Dans le silence qui suivit, ils entendirent le crissement des pneus sur le gravier.
— Vos patrouilleurs sont drôlement rapides, remarqua enfin Sax.
— Oui. Et surtout, ils absorbent tous les chocs. Je crains qu’ils n’aient pas été conçus pour ce genre de situation. Il va falloir qu’on les abandonne dans Noctis. Ils sont trop repérables.
— Vous avez des véhicules invisibles ?
— Oui, pour ainsi dire.
Au bout d’une demi-heure de secousses dans le sas, le patrouilleur stoppa et ils purent pénétrer dans l’habitacle principal. Michel Duval les y attendait, le visage ridé, les cheveux blancs – c’était maintenant un vieil homme, qui dévisageait Maya, Nadia et Frank avec des larmes dans les yeux. Il les serra dans ses bras avec un rire douloureux.
— Tu vas nous conduire à Hiroko ? demanda Maya.
— On va essayer. Mais le voyage va être long et les conditions sont loin d’être excellentes. Mais je pense qu’on y arrivera. Je suis tellement heureux qu’on vous ait récupérés ! Si vous saviez à quel point c’était horrible de vous chercher partout et de ne trouver que des cadavres !
— On le sait, dit Maya. Nous avons retrouvé Arkady. Et Sacha a été tuée aujourd’hui, et Alex, Edvard et Samantha aussi. Et sans doute Yeli… Il y a un instant.
— On va faire tout notre possible pour qu’il n’y en ait plus d’autre.
Sur l’écran de TV, ils découvrirent l’intérieur de l’autre patrouilleur. Ann, Simon et Sax étaient accueillis par un jeune inconnu.
Michel tourna la tête vers le pare-brise avec un sifflement. Ils se trouvaient à l’entrée d’un des nombreux canyons qui descendaient vers le fond de Noctis. La route avait jusque-là suivi une rampe artificielle qui, maintenant, n’existait plus. Elle avait disparu en même temps que la route.
— Il va falloir marcher, déclara Michel. De toute manière, on aurait dû abandonner les véhicules au fond. Il nous reste cinq kilomètres à faire. Il faut refaire le plein de vos marcheurs.
Ils remirent leurs casques et franchirent à nouveau le sas.
Au-dehors, ils se regardèrent : les six réfugiés, Michel, et le jeune pilote du deuxième patrouilleur. Ils se mirent en marche en n’allumant leurs lampes que pour la traversée dangereuse de la pente de gravier, là où la route avait été abattue. Il n’y avait pas la moindre étoile dans le ciel et le vent sifflait entre les canyons en bourrasques brutales. À l’évidence, une autre tempête de poussière était en formation. Sax marmonna que le global s’opposait à l’équatorial, mais que le résultat était impossible à prévoir.
— Espérons que ce sera global, dit Michel. Ça nous servira de couverture, au moins.
— Je doute que ce soit le cas, dit Sax.
— Mais nous allons où ? demanda Nadia.
— Il y a une station d’urgence dans Aureum Chaos.
Ce qui signifiait qu’ils devaient parcourir Vallès Marineris sur toute sa longueur ! 5 000 kilomètres !
— Mais comment allons-nous faire ? geignit Maya.
— Nous avons des transcanyons, répondit Michel, brièvement. Tu vas voir.
Au milieu de la nuit, ils atteignirent le plancher du canyon, qui dessinait un U très large, typique de toutes les formations de Noctis Labyrinthus. Michel s’approcha d’un rocher, pressa un point de sa surface avant de soulever une trappe sur le côté.
— Entrez.
Il y avait deux rochers roulants : de grands patrouilleurs, recouverts d’une fine couche de basalte.
— Et leur signal thermique ? demanda Sax en passant la tête à l’intérieur.
— La chaleur est détournée dans des tubulures et étouffée. Il n’y a donc aucun signal captable.
— Bonne idée.
Le jeune pilote les précédait.
Il les poussa presque avec brutalité vers les sas.
— Foutons le camp d’ici !
La clarté du sas dessinait ses traits, sous son casque : il était asiatique et n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Il avait l’air écœuré, effrayé, hautain, et il ajouta :
— La prochaine fois que vous tenterez une révolution, essayez de vous y prendre autrement.
HUITIÈME PARTIE
Shikata ga nai
Lorsque les occupants de la cabine d’ascenseur Bangkok Friend apprirent que le câble avait été arraché de Clarke et tombait, ils se précipitèrent dans les vestiaires du foyer pour revêtir des tenues spatiales aussi rapidement que possible. Miracle : il n’y eut pas de panique générale. Ce calme stupéfia Peter Clayborne, dont le sang puisait violemment dans les artères, poussé à grands coups d’adrénaline. Il n’était pas du tout certain d’être capable de formuler un mot. Un homme qui se trouvait dans le groupe d’avant leur dit qu’ils approchaient du point aréosynchrone et qu’ils devraient tous s’entasser dans le sas avant d’être compressés comme l’avaient été leurs tenues dans les placards de stockage. La porte extérieure glissa et ils se retrouvèrent devant un grand rectangle d’espace, noir, étoilé, mortel. Sauter là-dedans sans fil de sécurité, c’était comme un suicide, se dit Peter. Mais tous ses compagnons s’élançaient, et il suivit. Ils se répandirent comme des spores expulsés d’une cosse.
La cabine et l’ascenseur dérivaient vers l’orient de la planète et ne tardèrent pas à disparaître à leur vue. L’amas de scaphandres commença à se dilater. Ils étaient nombreux à pointer les pieds vers Mars, qui s’offrait à eux comme un vieux ballon de basket plutôt sale. Le groupe chargé des calculs d’orbite était toujours là, sur la fréquence commune, énonçant des données comme s’il s’agissait d’un tournoi d’échecs. Bien sûr, ils approchaient de l’orbite aréosynchrone, mais avec une vélocité de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Ils pourraient freiner cette descente vers le bas en brûlant la moitié de leur carburant et se retrouver sur une orbite plus stable que nécessaire, en tenant compte de leurs réserves d’air. Autrement dit, ils risquaient de mourir d’asphyxie et non pas carbonisés dans la rentrée atmosphérique. Mais ç’avait été le point crucial au moment de l’évacuation. Et il était toujours possible que des sauveteurs fassent leur apparition, on ne savait jamais. À l’évidence, ils étaient une majorité à vouloir tenter le risque.
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