Francesca revint, laissa tomber la pelle sur la tête de Nanao. Boone et Maya, déjà replongés dans leurs travaux d’excavation, ne firent pas attention à elle.
— Ann, tu pourrais aller chercher des esquimaux au kiosque ?
— Avec plaisir.
— Tu veux bien emmener Tati avec toi ?
— Non ! protesta Tati.
— Glace, fit Maya.
Tati réfléchit et se leva laborieusement.
Ann et Tati retournèrent, la main dans la main, au kiosque de l’arrêt du tram. Ann acheta six esquimaux, en rapporta cinq dans un sac. Tati insista pour manger le sien tout en marchant. Elle n’était pas encore très douée pour se livrer simultanément à deux opérations de la sorte, et elles n’allaient pas vite. La glace fondue coula sur le bâton, et Tati suça l’esquimau et son poing sans discrimination.
— Joli, dit-elle. Joli manger.
Un tram arriva, s’arrêta et repartit. Quelques minutes plus tard, trois personnes arrivaient sur le chemin à bicyclette : Sax, Nirgal et une indigène. Nirgal freina à côté d’Ann, l’embrassa. Il y avait des années qu’elle ne l’avait vu. Il avait vieilli. Elle le serra sur son cœur, sourit à Sax. Elle l’aurait bien pris dans ses bras, lui aussi.
Ils rejoignirent Maya et les enfants sur la plage. Maya se leva pour embrasser Nirgal, tendit la main à Bao. Sax faisait des allers et retours à bicyclette sur l’herbe, en haut de la plage, lâchant les mains, faisant de grands signes au groupe. Boone, qui avait toujours des stabilisateurs aux roues arrière de son vélo, le vit et hurla, épaté :
— Comment fais-tu ça ?
Sax remit précipitamment les mains sur le guidon, s’arrêta et regarda Boone en fronçant les sourcils. Boone s’approcha de lui en titubant, les bras tendus, et fonça dans sa bicyclette.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Sax.
— J’essaie de marcher sans utiliser mon cervelet.
— Excellente idée, approuva Sax.
— Je retourne chercher des esquimaux, proposa Ann.
Elle laissa Tati, cette fois, et remonta vers le sentier herbeux. C’était bon de marcher dans le vent.
Elle revenait avec un second sac d’esquimaux quand l’air devint soudain glacial. Quelque chose fit une embardée en elle, et elle eut une sorte de faiblesse. La mer avait un éclat violet, dur, luisant, bien au-dessus de la surface réelle de l’eau. Et elle avait très froid. Oh merde ! se dit-elle. Ce coup-ci, ça y est. Le déclin subit. Elle avait lu tout ce qu’on pouvait lire sur les divers symptômes tels que les avaient rapportés des gens qui s’en étaient sortis d’une façon ou d’une autre. Son cœur cognait contre ses côtes, semblable à un enfant essayant de sortir d’un cabinet plongé dans le noir. Elle se sentait immatérielle, comme si quelque chose l’avait vidée de sa substance et laissée creuse, poreuse. Une pichenette et elle serait tombée en poussière. Tap ! Elle poussa un gémissement de surprise et de douleur, se cramponna. Une douleur dans la poitrine. Elle fit un pas vers un banc, le long du chemin, puis s’arrêta, pliée en deux par une nouvelle douleur. Tap, tap, tap !
— Non ! s’écria-t-elle, les mains crispées sur le sac d’esquimaux.
Arythmie cardiaque. Oui, son cœur battait la chamade, bang bang, bang bang bang bang, bang. Non ! dit-elle silencieusement. Pas encore. La nouvelle Ann, sans aucun doute, mais ce n’était pas le moment, Ann elle-même couina « Non », et s’absorba totalement dans l’effort consistant à se cramponner. Cœur, tu dois battre ! Elle était tellement crispée qu’elle tituba. Non. Pas encore. Le vent d’un froid polaire soufflait à travers elle, transperçait son corps fantomatique. Elle banda sa volonté. Le soleil si brillant, les rayons obliques, durs, la traversant, traversant sa cage thoracique – la transparence du monde. Puis tout se mit à battre au rythme de son cœur, la brise soufflant à travers elle. Elle banda ses muscles. Le temps s’arrêta, tout s’arrêta.
Elle inspira prudemment, un petit coup. La crise passa. Le vent, lentement, se réchauffa. L’aura de la mer disparut, laissant place à une eau d’un bleu pur. Son cœur faisait son bon vieux bump bump bump. Tout reprit consistance, la douleur reflua. L’air était humide, salé, pas froid du tout. Pour un peu, elle aurait été en nage.
Elle se remit en marche. Avec quelle force le corps se rappelait à votre bon souvenir. Enfin, elle avait tenu bon. Elle vivrait. Un peu plus longtemps, du moins. Si ce n’était pas maintenant… Non, ce ne serait pas maintenant. Elle était là. Elle essaya de marcher, mit un pied devant l’autre, pour voir. Tout semblait fonctionner. Elle s’en était tirée. Mais elle l’avait échappé belle.
Depuis le château de sable, Tati repéra Ann et s’approcha d’elle en trottinant, les yeux braqués sur le sac d’esquimaux. Mais elle allait trop vite et elle tomba de tout son long. Elle se releva, la figure couverte de sable, et Ann s’attendait à ce qu’elle se mette à hurler, mais elle se lécha la lèvre supérieure en connaisseuse.
Ann s’approcha et l’aida à se relever. L’ayant remise sur ses pieds, elle essaya de nettoyer le sable qui lui couvrait le visage, mais la petite fille secoua la tête, refusant qu’on la touche. Bah, qu’elle mange un peu de sable. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, après tout ?
— Mais pas trop, hein ? Non, ça, c’est pour Sax, Nirgal et Bao. Non ! Hé, regarde, regarde les mouettes ! Regarde les mouettes !
Tati leva les yeux, vit les mouettes au-dessus de sa tête, essaya de les suivre des yeux, tomba sur le derrière.
— Ooh, fit-elle. Joli ! Joli ! C’est joli, hein ? C’est joli, hein ?
Ann la releva et toute deux retournèrent, main dans la main, près des autres. Le trou allait en s’élargissant et le monticule était maintenant couronné de pâtés de sable. Nirgal et Bao bavardaient au bord de l’eau. Des mouettes planaient au-dessus d’eux. Plus loin, sur la plage, une vieille femme asiatique péchait assise sur une planche à voile. La mer était bleu foncé sous le ciel mauve pâle qui achevait de se dégager. Les derniers nuages filaient vers l’est. La brise soufflait autour d’eux. Des pélicans surfaient en rang sur une vague. Tati retint Ann et tendit le doigt.
— C’est joli, hein ?
Ann essaya de l’entraîner mais Tati refusa de bouger, lui tirant la main avec insistance :
— C’est joli, hein ? C’est joli, hein ?
— Mais oui, mais oui.
Tati la lâcha et s’éloigna en se dandinant comme un canard, restant miraculeusement debout, des fossettes à l’arrière de ses petits genoux grassouillets.
Et pourtant elle tourne, pensa Ann. Elle suivit l’enfant en souriant de sa petite plaisanterie. Galilée aurait pu refuser de se renier, aurait pu monter sur le bûcher pour l’amour de la vérité, ç’aurait été une stupidité. Mieux valait dire ce qu’on attendait de vous et repartir vers autre chose. Voir la mort de près remettait les choses en perspective. Oh oui, c’était joli. Elle l’avait admis et avait eu le droit de vivre. Continue à battre, cœur. Et pourquoi ne pas l’admettre ? Nulle part sur ce monde les gens ne s’entretuaient, personne ne cherchait désespérément un abri ou de quoi manger, on n’avait rien à craindre pour ses enfants. Il fallait lui laisser ça, à ce monde. Le sable crissait sous ses pieds quand elle y enfonçait les orteils. Elle l’examina attentivement : des grains sombres de basalte mélangés à de microscopiques fragments de coquillages et un échantillonnage de gravillons colorés. Sans doute des fragments détachés lors de l’impact d’Hellas. Elle leva les yeux vers les collines à l’ouest de la mer, noires sous le soleil. Le squelette des choses était visible partout. Des vagues se brisaient en rangs serrés sur la plage, et elle marcha sur le sable vers ses amis, dans le vent, sur Mars, sur Mars, sur Mars, sur Mars, sur Mars.
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