Il avait mal à la clavicule, à l’endroit où le front ou le coude d’Ann l’avait heurté. Mais ils volaient, ils montaient toujours dans une inconfortable étreinte. Le bateau accéléra, approchant la vitesse du vent, et les turbulences diminuèrent sensiblement. Les ballons semblaient fixés en haut du mât. Puis, juste au moment où Sax commençait à espérer une sorte de stabilité comme celle d’un zeppelin, le bateau leva le nez et reprit son horrible balancement, sans doute emporté par un courant ascendant. Ils devaient être au-dessus de la côte, à présent, et il se pouvait qu’ils soient aspirés comme un grêlon dans un nuage d’orage. Sur Mars, il y avait des cumulus de dix kilomètres de haut, souvent poussés par des ouragans venus de très loin au sud, et les grêlons tournoyaient pendant de longs moments dans ces nuages. On avait parfois vu des grêlons gros comme des boulets de canon dévaster les cultures et tuer des gens. Et s’ils étaient attirés trop haut, ils pourraient mourir à cause de la raréfaction de l’air, comme les premiers aéronautes français, cette mésaventure n’était-elle pas arrivée aux frères Montgolfier eux-mêmes ? Sax ne savait plus. Toujours plus haut, fonçant à travers le vent et le brouillard rouge, la visibilité réduite à quelques…
BOUM ! Il sursauta et se fit mal avec sa ceinture de sécurité, retomba durement, se fit mal à nouveau. Le tonnerre grondait autour d’eux, faisant un bruit bien supérieur à 130 décibels. Ann semblait toute molle contre lui. Il se glissa vers elle, tendit la main maladroitement, essaya de tourner son visage vers lui et lui tordit l’oreille.
— Hé ! protesta-t-elle, sa voix lui faisant l’effet d’un murmure dans le rugissement du vent.
— Pardon, dit-il, bien qu’elle ne puisse l’entendre dans ce charivari.
Ils se remirent à tourner, un peu moins vite cependant. Le bateau hurlait dans la tourmente. Puis ils plongèrent, et il eut la sensation que ses tympans allaient éclater. Il remua la mâchoire en tous sens. Ils remontèrent aussi brutalement, et ses tympans claquèrent douloureusement. Il se demanda jusqu’où ils allaient monter. Si ça continuait, ils allaient mourir d’asphyxie. Mais peut-être les techniciens de Da Vinci avaient-ils pensé à pressuriser le cockpit ? Il devait essayer de comprendre comment marchait le bateau une fois en l’air, ou au moins tenter de maîtriser les commandes d’altitude. Comme s’il pouvait faire quoi que ce soit contre ces puissants courants ascendants et descendants ! Soudain, la grêle martela la coque protectrice du cockpit. Il y avait de petits cabillots sur le panneau de commande. Il profita d’un instant d’accalmie pour coller son nez dessus et déchiffrer les instructions. Altitude… ce n’était pas évident. Il essaya de calculer à quelle altitude leur engin monterait avant de se stabiliser par le seul effet de son poids. Difficile, alors qu’il ne connaissait ni sa masse ni la contenance des réservoirs d’hélium.
Ils entrèrent soudain dans une zone de turbulences et furent à nouveau secoués, en haut, en bas, en haut, puis de nouveau vers le bas pendant plusieurs secondes d’affilée. Sax avait le cœur au bord des lèvres et sa clavicule lui faisait un mal de chien. Il saignait toujours du nez. Tout à coup, ils remontèrent. Il se mit à hoqueter, se demanda une fois de plus à quelle altitude ils pouvaient bien être, et s’ils montaient toujours. Mais il n’y avait rien à voir autour du cockpit, rien que des nuages et de la poussière. Il ne semblait pas menacer d’évanouissement. Ann était inerte à côté de lui, et il aurait voulu lui tirer l’oreille pour voir si elle était consciente, mais il ne pouvait pas bouger le bras. Il lui flanqua un coup de coude dans les côtes. Elle lui répondit de la même façon. S’il l’avait frappée aussi fort, il devrait essayer d’y aller plus doucement la prochaine fois. Il répéta la manœuvre avec moins de vigueur et reçut un coup moins brutal en retour. Peut-être pourraient-ils communiquer en Morse ; il l’avait appris quand il était gamin, sans raison particulière, et dans sa mémoire ressuscitée il réentendait chaque tit, chaque tat. Mais peut-être Ann ne l’avait-elle pas appris, et le moment était mal choisi pour lui donner des cours.
Le chaos régna si longtemps qu’il perdit le sens de la durée. Une heure ? Puis le bruit diminua suffisamment pour qu’ils puissent se parler en criant, ce qu’ils firent pour la seule raison que c’était possible car, en fait, il n’y avait pas grand-chose à dire.
— Nous sommes dans un cumulus !
— Oui !
Elle tendit le doigt vers des taches roses, en dessous. Ils tombèrent à toute vitesse, ses tympans recommencèrent à lui faire mal. Le nuage les recracha comme des grêlons. Rose, marron, rouille, ambre, terre de Sienne. La surface de la planète, semblable à ce qu’elle avait toujours été, vue du ciel. Ils descendaient. Ils étaient descendus dans le même vaisseau spatial, Ann et lui, songea-t-il, la toute première fois.
Puis le bateau fila sous le nuage, dans un déluge de neige et de grêle. Craignant que l’hélium ne les fasse remonter dans le nuage, Sax appuya sur un petit bouton du tableau de bord, et le bateau amorça la descente. Deux petits cabillots. Selon la façon dont il les manipulait, ils donnaient l’impression de piquer du nez ou de remonter. Des commandes d’altitude. Il appuya doucement dessus.
Apparemment, ils descendaient. Au bout d’un moment, il fit plus clair en dessous. Ils semblaient, à vrai dire, survoler des crêtes et des mesas déchiquetées. Ça devait être Cydonia Mesa, sur la côte d’Arabia Terra. Pas un bon endroit pour se poser.
Mais l’orage les emportait toujours plus loin, et ils furent bientôt à l’est de Cydonia, sur la plaine plate d’Arabia. Il fallait qu’ils descendent, et vite maintenant, avant d’être rejetés vers la mer du Nord, qui pouvait très bien être aussi sauvage et pleine de glace que Chryse. En dessous s’étendait un patchwork de champs, de vergers, de canaux d’irrigation et de fleuves sinueux, bordés d’arbres. Il avait manifestement beaucoup plu. Le sol était gorgé d’eau, les mares, les canaux, les petits cratères débordaient. La partie basse des champs était inondée. Des fermes groupées en petits villages, rien que des bâtiments d’exploitation dans les champs – des granges, des hangars. Un beau paysage détrempé, assez plat. De l’eau partout. Ils descendaient, mais lentement. Ann avait les mains bleuâtres dans cette sombre fin d’après-midi. Et lui aussi.
Il dut faire un effort sur lui-même car il se sentait vidé de toute énergie. L’atterrissage serait important. Il appuya plus fort sur les commandes d’altitude.
Leur descente s’accéléra. Ils survolèrent une rangée d’arbres, puis une bourrasque les rabattit brutalement vers le bas, sur un large champ, dont l’extrémité était pleine d’une eau brune, qui courait dans les andains. Au-delà, de l’autre côté du champ, s’étendait un verger. Un atterrissage sur l’eau serait parfait. Mais ils se déplaçaient assez vite horizontalement, dix ou quinze mètres peut-être au-dessus de la surface. Il appuya à fond sur les commandes, vit les quilles, sous les coques, s’incliner vers le bas comme des dauphins vivants. Le bateau piqua du nez lui aussi, puis le sol monta vers eux à toute vitesse, il y eut une immense gerbe d’eau brune, des vagues blanches s’élevèrent de chaque côté. Ils glissèrent sur l’eau boueuse, jusqu’à ce qu’une rangée d’arbustes les arrête brutalement. Le long des arbres, un groupe d’enfants et un homme couraient vers eux, la bouche et les yeux ronds.
Sax et Ann se redressèrent tant bien que mal. Sax ouvrit le cockpit. Un filet d’eau brune, sale, dégoulina par le plat-bord. Une journée venteuse, brumeuse, sur la campagne d’Arabie. L’eau qui se déversait à l’intérieur était d’une chaleur étonnante. Ann avait le visage trempé, ses cheveux se dressaient, tout raides, sur sa tête comme si elle avait été électrocutée. Elle grimaça un sourire.
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