Kim Robinson - Mars la bleue

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Le Vert a triomphé, Mars est « terraformée ». Ceux qui espéraient préserver la planète rouge dans sa terrible beauté ont perdu la bataille. Leur objectif, désormais : empêcher l’invasion de Mars par les Terriens. La tentation isolationniste est forte : c’est la position que défendent les partisans de Mars Libre. Ces derniers ne veulent pas comprendre que, sur la planète mère, la situation est désespérée : un déluge cataclysmique a fait monter l’eau des océans, aggravant un problème de surpopulation déjà crucial. Et l’administration du traitement de longévité ne va pas arrager les choses… On ne voit pas ce qui pourrait empêcher les Terriens, poussés par le désespoir, n’ayant plus rien à perdre, de déclarer la guerre à Mars.
L’enjeu est maintenant la conquête des autres planètes du système solaire. Les premiers colons s’embarquent dans des astéroïdes évidés, pour des voyages de plusieurs dizaines d’années qui les emmèneront vers les étoiles les plus proches.
Qu’importe la durée du voyage, ils vivront longtemps. C’est peut-être le nouveau départ dont l’humanité avait besoin…

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Sa mémoire bouillonnait déjà, comme si elle essayait de lui prouver qu’elle n’avait pas besoin de stimulation pour faire son travail. Ici, parmi ces bâtiments, il avait constaté pour la première fois le pouvoir transformationnel de la technologie sur la matérialité brute de la nature. Ils étaient partis de pierres et de gaz, mais ils les avaient extraits, purifiés, transformés, recombinés et modifiés de tant de façons différentes qu’il était impossible d’en retrouver la trace, ou même d’imaginer leurs effets. Il avait donc vu, mais il n’avait pas compris. Ils avaient agi dans l’ignorance de leurs vrais pouvoirs, et (peut-être par voie de conséquence) sans trop savoir ce qu’ils faisaient. Mais là, dans le quartier de l’Alchimiste, il n’avait pas été capable de voir ça. Il était tellement sûr alors qu’une fois vert le monde serait un endroit agréable…

Et maintenant il était là, à l’air libre, sous le ciel bleu, dans la chaleur du second mois d’août, regardant autour de lui en essayant de réfléchir, de se souvenir. La mémoire ne se laissait pas facilement guider ; les choses lui revenaient comme elles voulaient. Tout, dans la partie ancienne de la ville, lui paraissait familier, au sens premier du mot : « de la famille ». Tout, jusqu’à la moindre pierre : les blocs de roche rouge entourant la colonie, chacun des creux et des bosses visibles était là, à sa place exacte sur la rose des vents. Sax se dit que la situation paraissait favorable à l’expérience. Ils étaient à leur place, dans leur contexte, resitués, orientés. Chez eux.

Il regagna les chambres voûtées où ils allaient dormir. Des véhicules étaient arrivés pendant sa promenade et des petits trains d’excursion étaient garés à côté de la piste. Les gens arrivaient. Maya et Nadia embrassaient Tasha et Andréa, qui étaient venues ensemble. Leurs voix vibraient dans l’air comme un opéra russe, un récitatif sur le point de se changer en chant. Des cent un qui avaient tout commencé, seuls quatorze viendraient : Sax, Ann, Maya, Nadia, Desmond, Ursula, Marina, Vasili, George, Edvard, Roger, Mary, Dmitri et Andréa. C’était peu. Tous les autres étaient morts ou avaient disparu. Si Hiroko et les sept membres du groupe qui s’étaient volatilisés avec elle étaient encore vivants, ils n’avaient pas donné signe de vie. Peut-être débarqueraient-ils sans prévenir, comme au premier festival de John sur Olympus. Mais peut-être pas.

Ils n’étaient donc plus que quatorze, et Underhill semblait bien vide. Ils auraient pu occuper tout l’espace disponible, mais ils se regroupèrent dans l’aile sud du carré de chambres voûtées, et le vide était palpable autour d’eux. L’endroit semblait être le reflet de leurs mémoires défaillantes, avec leurs labos, leurs territoires, leurs compagnons disparus. Chacun souffrait de pertes de mémoire et de désordres de toute sorte. Sax estimait qu’à eux tous ils avaient éprouvé à peu près tout l’éventail des problèmes mentaux mentionnés dans la littérature, et la conversation tournait essentiellement sur la comparaison des symptômes et le récit des expériences diverses, terrifiantes et/ou sublimes, qui les avaient affectés au cours des dix dernières années. Les groupes se formaient et se déformaient, tour à tour enjoués et sombres, dans la petite cuisine du coin sud-ouest, avec sa haute fenêtre donnant sur la serre centrale, dont le dôme de verre épais tamisait la lumière. Ils mangèrent ensemble, un pique-nique apporté dans des glacières, ils parlèrent, se mirent au courant des dernières nouvelles puis se répartirent dans l’aile sud, préparant les chambres de l’étage pour une nuit qui serait agitée. Ils bavardèrent jusque tard dans la nuit, mais finirent par aller se coucher, un par un ou deux par deux, et essayèrent de dormir. Plusieurs fois, cette nuit-là, en émergeant d’un rêve, Sax entendit des gens aller aux salles de bains, tenir des conciliabules à mi-voix dans la cuisine ou marmonner tout seuls dans le sommeil troublé des très anciens. Chaque fois, il réussit à se rendormir, à replonger dans la torpeur pleine de rêves qui lui était habituelle.

Ce fut enfin le matin. Ils se levèrent à l’aube et prirent un rapide petit déjeuner – des fruits, des croissants, du pain et du café. La lumière horizontale projetait de longues ombres à l’ouest de chaque roche, de chaque butte. Si familier.

Ils furent vite prêts. Il n’y avait plus rien à faire. Rien qu’une sorte de souffle profond, collectif, de rire forcé, une incapacité à croiser le regard des autres.

Maya refusa catégoriquement de se prêter à l’expérience. Elle ne se laissa ébranler par aucun de leurs arguments.

— Je ne veux pas, répétait-elle obstinément la veille au soir. D’ailleurs, si vous devenez tous fous, il faudra bien que quelqu’un s’occupe de vous. Je serai celle-là.

Sax pensait qu’elle changerait d’avis, qu’elle faisait juste du Maya. Il se dressa devant elle, sidéré.

— Je croyais que c’était toi qui avais les plus graves problèmes de mémoire de nous tous.

— Et alors ?

— Alors il serait logique que tu tentes le coup. Michel t’a donné toutes sortes de drogues pour les troubles mentaux.

— Je ne veux pas, décréta-t-elle en le regardant droit dans les yeux.

— Maya, je ne te comprends pas, fit-il dans un soupir.

— Je sais.

Elle alla vers le vieux dispensaire d’angle où tout était prêt. Elle les appela un par un, leur appliqua un petit injecteur à ultrasons sur le cou et, avec un claquement imperceptible suivi d’un sifflement, leur administra une partie du cocktail médicamenteux, leur donna les pilules contenant le reste et les aida à mettre les oreillettes moulées sur mesure, destinées à diffuser les ondes électromagnétiques. Ils retournaient ensuite dans la cuisine et attendaient, dans un silence tendu, que chacun ait reçu le traitement. Quand ils y furent tous passés, Maya les poussa vers la porte et les fit sortir. Ils se retrouvèrent dehors.

Sax vit, sentit une image : des lumières vives, l’impression d’avoir le crâne pris dans un étau, d’étouffer. Il hoqueta, crachota. De l’air glacé, la voix de sa mère, comme un cri de bête : « Oh ? Oh ? Oh ! Oh ! » On le mit sur sa poitrine, tout mouillé. Le froid.

— Oh, mon Dieu !

L’hippocampe était l’une des nombreuses régions spécifiques du cerveau que stimulait le traitement. Son système limbique, étalé sous l’hippocampe tel un filet sous une noix, était donc stimulé lui aussi, comme si la noix rebondissait sur un trampoline de nerfs, le faisait entrer en résonance, l’ébranlait. C’est ainsi que Sax commença à éprouver ce qui devait être un déluge d’émotions simultanées, de la même intensité à peu près, toutes injustifiées – joie, chagrin, amour, haine, exaltation, mélancolie, espoir, peur, générosité, jalousie – et souvent contradictoires. Pour Sax, qui haletait comme un poisson hors de l’eau, assis devant les chambres voûtées, le résultat de ce mélange hétéroclite était une hypertrophie stupéfiante, décuplée par l’adrénaline, du sentiment de signifiance. Toute chose prenait un sens renversant, crevait le cœur ou le gonflait d’allégresse. Il avait l’impression que des océans de nuages lui emplissaient la poitrine, l’empêchant de respirer. Une sorte de nostalgie à la puissance n, de plénitude, de béatitude, une pure sublimation – le simple fait d’être assis là, d’être vivant ! Mais tout ça baignait dans un sentiment poignant de deuil, de regret du temps perdu, de peur de la mort, de peur de tout, de peine pour Michel, pour John, pour eux tous, en fait. Cela ressemblait si peu à son calme, sa pondération, son flegme habituels, qu’il resta pratiquement paralysé pendant plusieurs minutes et regretta amèrement d’avoir mis sur pied cette expérience. C’était complètement stupide, d’une imprudence aberrante. Les autres allaient le haïr jusqu’à la fin de leurs jours.

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