— Tu ne te sers pas assez de tes jambes, commenta-t-elle.
— Ah !
— Ça t’a pris toute ton attention, hein ?
— Oui.
— Tu n’as pas eu de problèmes de mémoire, j’imagine ?
— Non.
— C’est ce que j’aime dans l’escalade.
Plus tard, ce jour-là, quand le couloir fut un peu moins abrupt et plus ouvert, Sax demanda :
— Alors, tu as eu des problèmes de mémoire, ces temps-ci ?
— Nous en parlerons plus tard, répondit Ann. Fais plutôt attention à cette anfractuosité, ici.
— Tu as raison.
Ils passèrent la nuit dans des sacs de couchage, dans une tente champignon transparente assez grande pour dix personnes. À cette altitude, sous cette atmosphère raréfiée, le matériau supportait 450 millibars de pression sans se gonfler exagérément. Le matériau transparent était beau, tendu, mais pas d’une dureté de pierre. Il aurait manifestement pu supporter une pression bien supérieure. Quand Sax se rappela les mètres de pierres et de sacs de sable qu’ils devaient entasser autrefois sur leurs abris pour les empêcher d’exploser, il ne put s’empêcher d’être impressionné par les progrès effectués par la science des matériaux.
Ann hocha la tête quand il le lui fit remarquer.
— Nous en sommes arrivés à ne plus pouvoir comprendre notre technologie.
— C’est compréhensible, je dirais. Juste un peu difficile à croire.
— Je vois ce que tu veux dire, convint-elle.
Un peu rassuré, il revint au sujet qui le préoccupait.
— J’ai ce que j’appelle des passages à vide. Des absences de plusieurs minutes, jusqu’à une heure, disons. Des trous de mémoire à court terme, apparemment liés aux fluctuations des ondes cérébrales. Et je crains que les souvenirs plus anciens se brouillent, eux aussi.
Pendant un long moment, elle ne répondit pas, si ce n’est pour grommeler qu’elle l’avait entendu. Puis :
— J’ai tout oublié de moi. J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, au moins en partie. Une sorte de contraire. D’ombre, ou d’ombre de mon ombre. Comme une personne qui aurait germé et poussé en moi.
— Que veux-tu dire ? demanda Sax avec appréhension.
— Mon contraire. Elle pense des choses qui ne me seraient jamais venues à l’esprit. Je l’appelle Anti-Ann, ajouta-t-elle timidement, en détournant la tête.
— Et comment la… caractériserais-tu ?
— Elle est… je ne sais pas. Sensible. Sentimentale. Stupide. Elle fond en larmes à la vue d’une fleur. Elle a l’impression que tout le monde fait de son mieux. Des conneries dans ce genre-là.
— Tu n’étais pas comme ça avant, hein ?
— Oh, non, alors ! Pas du tout. C’est vraiment nul, mais ça a l’air si réel. Alors voilà… maintenant, il y a Ann, Anti-Ann. Et… peut-être une troisième.
— Une troisième ?
— Il y a des moments où j’ai l’impression que ce n’est ni l’une ni l’autre.
— Et comment est-ce que tu… je veux dire, tu lui as donné un nom ?
— Non. Elle n’a pas de nom. Elle est fuyante. Plus jeune. Elle a moins d’idées sur les choses et ses idées sont… bizarres. Ni Ann ni Anti-Ann. Un peu comme Zo. Tu l’as connue ?
— Oui, répondit Sax, surpris. Je l’aimais bien.
— Vraiment ? Je ne pouvais pas la blairer. Et pourtant… il y a en moi quelqu’un dans ce genre-là. Trois personnes.
— Drôle de façon de voir les choses.
Elle éclata de rire.
— Tu n’avais pas un labo mental qui contenait tous tes souvenirs, rangés par pièce, par numéro de placard ou je ne sais quoi ?
— C’était un très bon système.
Elle eut un autre rire, plus dur, qui le fit sourire et l’effraya en même temps. Trois Ann ? Il avait déjà du mal à en comprendre une…
— Je suis en train de perdre certaines des pièces de mon labo, dit-il. Des pans complets de mon passé. Il y a des personnes qui modélisent la mémoire sous forme de réseaux et de nœuds, et il se peut que le système du palais de la mémoire fasse intuitivement écho au système physique en cause. Disons que, si on perd un nœud, tout le réseau environnant disparaît avec. Par exemple, dans mes lectures, il m’arrive de tomber sur une allusion à une chose que j’ai faite ; j’essaie de me rappeler à quelle époque, quels problèmes méthodologiques nous rencontrions ou je ne sais quoi, et rien ne me revient. C’est comme si rien de tout ça n’avait jamais eu lieu.
— Tu as des ennuis avec ton palais de la mémoire.
— Oui. Je n’avais pas prévu ça. Même après mon… mon problème, j’étais sûr qu’il n’arriverait jamais rien à mes facultés de… de réflexion.
— Ta machine à penser a l’air de très bien marcher.
Sax secoua la tête, en pensant aux trous de mémoire, aux absences, aux presque-vu, comme disait Michel, à ses moments de confusion mentale. La pensée n’était pas seulement une faculté analytique ou cognitive, mais quelque chose de plus général. Il essaya de décrire ce qui lui était arrivé récemment, et Ann sembla l’écouter attentivement.
— Et voilà. J’ai étudié les derniers travaux sur la mémoire. C’est devenu intéressant, je dirais même urgent. Ursula, Marina et les labos d’Acheron m’aident. Je crois qu’ils ont trouvé une chose susceptible de nous aider.
— Une drogue pour la mémoire, tu veux dire ?
— Oui.
Il expliqua l’action du nouveau complexe anamnésique.
— Et voilà. J’ai décidé de l’expérimenter. Mais j’ai acquis la conviction que ça marcherait mieux si certains des Cent Premiers se réunissaient à Underhill et s’y soumettaient également. Le contexte est très important pour la mémoire. La présence des autres pourrait être un atout. Tout le monde n’est pas intéressé, mais un nombre surprenant des Cent Premiers restants le sont, en fait.
— Ce n’est pas si étonnant. Qui ?
Il lui nomma tous ceux qu’il avait contactés. C’est-à-dire – triste constatation – la plupart de ceux qui restaient : une douzaine à peu près.
— Et nous aimerions tous que tu sois là aussi. Moi en particulier. Je le voudrais plus que tout au monde.
— Ça paraît intéressant, répondit Ann. Mais il faut d’abord que nous traversions cette caldeira.
En repartant, le lendemain, Sax s’émerveilla à nouveau de la réalité rocheuse de leur monde. Ses vérités fondamentales : les pierres, le sable, la poussière, les fines. Le ciel de chocolat noir, ce jour-là, et sans étoiles. Les longues distances que ne voilait aucune brume. Ce qu’étaient dix minutes. Ce qu’était une heure quand on ne faisait que marcher. Ce que ça faisait à ses jambes.
Autour d’eux, les anneaux des caldeiras montaient loin dans le ciel même quand ils furent au milieu du cercle central, à l’endroit où les dernières caldeiras, les plus profondes, ouvraient d’immenses baies dans la muraille circulaire. Là, la courbure de la planète était sans influence sur la perspective, se faisant pour une fois oublier, et les falaises étaient clairement visibles à trente kilomètres de distance. L’effet produit évoquait une sorte d’enclos, se dit Sax. Un parc, un jardin de pierre, un labyrinthe qu’une simple paroi séparait du monde extérieur, le monde invisible qui conditionnait tout à cet endroit. La caldeira était gigantesque, mais pas encore assez. On ne pouvait se cacher, ici. Le monde se déversait à l’intérieur, submergeant l’esprit malgré sa capacité de cent quintillions de bits. Peu importait l’immensité du système nerveux, un unique brin de pensée effrayée, de conscience pure, un câble vivant de pensée disait pierre, falaise, ciel, étoile.
La roche était maintenant crevassée par de larges fissures en arc de cercle dont le centre se trouvait au milieu de l’anneau central : d’anciennes fractures remplies de caillasse et de poussière. Ces failles faisaient de leur avance un vagabondage erratique, les obligeait à se frayer un chemin dans un vrai labyrinthe, un dédale traversé de crevasses et non de murailles, et pourtant aussi difficile à franchir.
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