Il marchait d’un pas régulier. Le sol de la caldeira était assez lisse, grêlé par des bombes volcaniques et des chocs météoritiques plus tardifs, creusé par des grabens peu profonds. Il lui fallait contourner certains d’entre eux, mais dans l’ensemble il pouvait aller tout droit vers la rupture de la falaise, dans le quart nord-ouest de la caldeira.
Il lui fallut six heures de marche pour traverser le fond du cercle sud, qui faisait moins du dixième de la surface totale de la caldeira, le reste invisible pendant tout le trajet. Aucun signe de vie, rien n’avait marqué le sol ou les parois de la caldeira. La netteté de toute chose révélait la ténuité de l’atmosphère, qui se situait autour des dix millibars primitifs. La nature était tellement intacte qu’il s’inquiéta des empreintes que laissaient les semelles de ses bottes, et s’efforça de marcher sur la roche, en évitant les plaques de poussière. Il était étrangement satisfaisant de voir le paysage primitif, rougeâtre, même si la couleur était essentiellement due à un enduit superficiel sur le basalte noir. Son nuancier ne lui était d’aucune aide pour ces mélanges étranges.
C’était la première fois qu’il descendait dans une de ces grandes caldeiras, et même les années passées dans les cratères d’impact ne l’avaient pas préparé à cette vision : la profondeur des cheminées, la verticalité des parois, l’aspect plan du fond. La taille même des choses.
Vers le milieu de l’après-midi, il approcha du pied de l’arc nord-ouest. La jonction de la paroi et du sol apparut au-dessus de son horizon, et, avec un vague soulagement, il vit l’abri cubique droit devant lui. L’indicateur de navigation de son bloc-poignet était très précis. Le trajet n’était pas très compliqué, mais dans un endroit aussi exposé, c’était agréable de découvrir qu’on suivait le droit chemin. Depuis son expérience dans la tempête de neige, il craignait toujours de s’égarer. Cela dit, il n’avait pas à redouter de tempête de neige, ici.
Il approchait de la porte fermée du refuge lorsqu’un groupe de gens émergea d’un goulet abrupt, d’une profondeur stupéfiante, dans l’immense paroi disloquée, et prit pied sur le sol du cratère à près d’un kilomètre à l’ouest. Quatre silhouettes, portant de gros sacs à dos. Sax s’arrêta. Sa respiration faisait un bruit assourdissant dans son casque. Il reconnut tout de suite la dernière silhouette. Ann venait au ravitaillement. Il fallait absolument qu’il trouve quoi lui dire. Et qu’il s’en souvienne, aussi.
Dans l’abri, Sax défit les attaches de son casque et l’enleva avec une sensation familière, fort désagréable, au creux de l’estomac. Chaque fois qu’il rencontrait Ann, c’était pire. Il se retourna et attendit. Ann finit par s’approcher. Elle ôta son casque, le vit et sursauta comme si elle avait vu un fantôme.
— Sax ? s’écria-t-elle.
Il hocha la tête. Il se souvenait bien de leur dernière rencontre, il y avait longtemps, sur l’île de Da Vinci. Il avait l’impression que ça s’était passé dans une vie antérieure.
Ann secoua la tête et réprima un sourire. Elle traversa la pièce avec une expression indéchiffrable, le prit par les épaules, se pencha et l’embrassa gentiment sur la joue. Quand elle se redressa, sa main, restée sur son bras gauche, glissa jusqu’à son poignet. Elle avait une poigne d’acier. Elle le regarda droit dans les yeux. Sax resta coi, et pourtant il aurait donné n’importe quoi pour lui parler. Mais il n’avait rien à dire, ou trop de choses, il ne savait même plus. Il avait avalé sa langue. Cette main sur son poignet était plus paralysante que n’importe quel regard noir, ou qu’une de ces remarques cinglantes dont elle avait le secret.
Puis ce fut comme si elle était parcourue par une vague et elle redevint l’Ann qu’il connaissait. Elle le regarda d’un air soupçonneux, puis inquiet.
— Tout le monde va bien ?
— Oui, oui, fit Sax. Enfin… je veux dire, tu as su pour Michel ?
— Oui.
Elle pinça les lèvres et, l’espace d’une seconde, il retrouva l’Ann noire de ses cauchemars. Puis une autre vague la parcourut et elle redevint cette femme étrangère, toujours cramponnée à son poignet comme si elle voulait lui arracher la main.
— Mais là, tu es juste venu me voir.
— Oui. Je voulais… te parler ! bredouilla-t-il, dans un effort frénétique. Oui, te-te-te-te poser des questions. J’ai des problèmes de mémoire. Je me demandais si je, si nous pourrions faire un tour ici, là-haut, parler. Marcher… ou grimper, ajouta-t-il en déglutissant. Tu veux bien me montrer la caldeira ?
Elle sourit. Une autre Ann, à nouveau.
— Tu peux m’accompagner, si tu veux.
— Je ne suis pas alpiniste.
— On prendra un itinéraire facile. On escaladera le couloir de Wang pour monter sur le grand cercle qui mène vers l’anneau nord. Je voulais y aller avant la fin de l’été, de toute façon.
— En fait, on est Ls 200. Enfin, je veux dire, ça paraît une bonne idée, balbutia-t-il, le cœur battant à deux cent cinquante pulsations-minute.
Le lendemain matin, alors qu’ils s’équipaient – Ann avait tout ce qu’il fallait –, elle indiqua son bloc-poignet et lui dit :
— Tiens, enlève ça.
— Mais… fit Sax. Je… ça ne fait pas partie intégrante du système de la combinaison ?
Si, mais elle secoua la tête.
— La combinaison est autonome.
— Semi-autonome, j’espère.
Elle sourit.
— Tu n’en auras pas besoin. Écoute, ce truc est une menotte qui te relie au monde entier. Elle te ligote à l’espace-temps. Aujourd’hui, tu te contenteras d’être dans le couloir de Wang. Ça suffira.
Et cela suffit, en effet. Le couloir de Wang était un large ravin érodé qui traversait comme un canal géant, fracturé, des replats dans des falaises plus raides. Pendant la majeure partie de la journée, Sax suivit Ann dans des gorges étroites, grimpant la plupart du temps à quatre pattes des marches qui lui arrivaient à la taille, mais il n’eut que rarement l’impression de risquer la mort, ou plus qu’une entorse, s’il tombait.
— Ce n’est pas aussi dangereux que je le craignais, dit-il. C’est toujours comme ça, l’escalade ?
— Ce n’est pas de l’escalade, ça.
— Ah !
Du coup, elle emprunta des passages plus raides, prenant des risques inutiles.
Et de fait, dans l’après-midi, ils arrivèrent à une courte paroi, coupée par des crevasses horizontales. Ann commença à grimper, sans cordes ni pitons, et Sax la suivit en serrant les dents. Vers le sommet d’une grimpette digne d’un gecko, le bout de ses chaussures et ses doigts gantés enfoncés dans des anfractuosités de la roche, il regarda en arrière, vers le bas du couloir de Wang qui lui parut tout à coup beaucoup plus abrupt dans son intégralité qu’il ne lui avait semblé à aucun moment. Tous ses muscles commencèrent à frémir d’un mélange de lassitude et d’excitation. Il ne pouvait faire autrement que d’achever l’escalade, mais il dut prendre des risques en changeant de position plusieurs fois de suite alors que les prises devenaient de plus en plus précaires, au moment où il aurait dû se presser. Le basalte gris foncé était très légèrement piqueté de rouille ou de brun. Il fit une fixation sur une faille située à un mètre au-dessus du niveau de ses yeux. Il devait utiliser cette faille. Mais aurait-il la place d’y glisser ses doigts, aurait-il assez de prise pour se hisser ? Le seul moyen de le savoir était d’essayer. Il inspira un bon coup, leva le bras et essaya. Elle n’était pas assez profonde. Il exerça une rapide traction, l’effort lui arrachant un gémissement, la dépassa en utilisant des prises dont il n’avait même pas conscience et se retrouva à quatre pattes, hors d’haleine, à côté d’Ann qui l’attendait tranquillement assise sur une étroite saillie.
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