— Je suis Ann Clayborne, dit-elle, et comme il la regardait de travers elle se hâta d’ajouter : Les combats qui se déroulent actuellement en cet endroit ne représentent pas la politique du parti rouge, je veux que vous le sachiez. (Elle sentit son estomac se nouer alors qu’elle prononçait ces paroles, et un reflux acide lui brûla la gorge mais elle poursuivit.) Ils sont le fait d’un groupe de dissidents qui se donnent le nom de Kakaze. Ce sont eux qui ont fait sauter la digue de Burroughs. Nous essayons de mettre fin à leurs agissements, et nous espérons y parvenir d’ici la fin de la journée.
C’était le plus effroyable chapelet de mensonges qu’elle ait jamais débité. Elle eut l’impression que Frank Chalmers était revenu et s’exprimait par sa bouche. L’idée qu’elle avait articulé ces paroles lui était odieuse. Elle coupa la communication avant que son visage ne trahisse les ignominies qu’elle vomissait. Hastings disparut sans avoir dit un mot, et son visage fut remplacé par celui de Peter. Il ignorait qu’elle était revenue en ligne. Elle l’entendait, mais sa caméra-bracelet était braquée sur un mur.
— S’ils n’arrêtent pas d’eux-mêmes, il faudra que nous les y forcions, ou c’est l’ATONU qui le fera, et ce sera la fin des haricots. Préparez-vous à lancer la contre-attaque. Je fais passer la consigne.
— Peter ! dit-elle sans réfléchir.
L’image du petit écran pivota et recadra son visage.
— Occupe-toi d’Hastings, hoqueta-t-elle, à peine capable de le regarder, ce traître. Je me charge de Kasei.
Arsiaview était la ville la plus australe de Mars. Elle était pleine de fumée, montant au-dessus de leurs têtes en longues volutes amorphes, révélant les schémas de ventilation de la tente. Des sirènes retentissaient un peu partout, assourdissantes dans l’air dense, et des éclats de plastique transparent arrachés à la bâche étaient éparpillés sur l’herbe des rues. Ann passa en titubant devant un corps recroquevillé comme les êtres momifiés dans la cendre de Pompéi. Arsiaview était une ville tout en longueur, et il n’était pas évident d’y trouver son chemin. Elle ne savait pas très bien où aller. Le sifflement des lance-missiles l’attira vers l’est et vers le Socle, l’aimant de toute cette folie, qui déversait sur eux la folie de la Terre.
Il y avait peut-être une idée là-dedans… Les défenses du câble semblaient capables de résister aux missiles légers des Rouges, mais s’ils réussissaient à anéantir complètement Sheffield et le Socle, l’ATONU n’aurait plus rien vers quoi descendre et peu importait alors que le câble continue à se balancer au-dessus de leurs têtes. C’était un plan qui ressemblait bien à celui qui avait marché à Burroughs.
Mais c’était un mauvais plan. Burroughs était dans les lowlands, où l’atmosphère était assez dense pour que les gens puissent vivre au-dehors, du moins un moment, alors que Sheffield était en altitude. Tout se passait comme s’ils se retrouvaient en 61, à une époque où un trou dans une tente était synonyme de mort pour la population soudain exposée aux éléments. Cela dit, la majeure partie de Sheffield était souterraine, constituée de nombreux étages empilés sur la paroi de la caldeira. La majorité des gens s’y étaient sans doute réfugiés, et si les combats devaient se dérouler là, ce serait terrible, un vrai cauchemar. D’un autre côté, en surface, les gens servaient de cible aux missiles tirés du câble. Non, ça ne marcherait jamais. On ne pouvait même pas voir ce qui se passait. Les explosions se rapprochaient du Socle. Les communications étaient brouillées par les parasites. Seuls ressortaient quelques mots isolés alors que le récepteur captait des bribes de fréquences codées qui revenaient cycliquement : « … pris Arsiaviewpkkkk… » « … pas encore récupéré les IA, mais trois deux deux en abscisse sur huit pkkk… ».
Le câble dut essuyer un nouveau tir de missiles car Ann aperçut à cet instant dans le ciel une ligne ascendante de points lumineux éblouissants, parfaitement silencieux. Puis de gros fragments noirs, pareils à des véhicules incendiés, se mirent à pleuvoir sur les tentes autour d’elle, crevant la bâche transparente ou heurtant la structure invisible pour achever leur course sur les bâtiments dans un bruit d’enfer malgré la faible densité de l’air et les tentes qui étouffaient les sons. Le sol se mit à trembler et à vibrer sous ses pieds tandis que les débris tombaient de plus en plus loin. À tout instant, pendant ces interminables minutes, la mort aurait pu s’abattre sur elle, mais elle resta là, la tête levée vers les ténèbres du ciel, à attendre que ça passe.
Le calme revint. Elle s’aperçut qu’elle avait bloqué sa respiration, et elle reprit son souffle. Peter avait le code rouge, aussi composa-t-elle frénétiquement son numéro, mais elle n’entendit que des parasites. Puis, alors qu’elle diminuait le volume du son, elle saisit quelques phrases hachées : Peter décrivant les mouvements des Rouges aux forces vertes, ou peut-être même à l’ATONU. Lui permettant donc de retourner sur eux les missiles du système de défense du câble. Oui, c’était bien la voix de Peter, entrecoupée de décharges d’électricité statique. Ordonnant les tirs. Puis il n’y eut plus que du bruit blanc.
De soudains éclairs de lumière firent un placage d’argent sur la partie inférieure du câble, au pied de l’ascenseur, puis il redevint noir. Un concert de sirènes et de sonneries éclata. Toute la fumée fut chassée vers l’extrémité est de la tente. Ann prit une ruelle orientée nord-sud et s’assit par terre, le dos collé au mur aveugle d’un bâtiment. Des détonations, des bruits de casse, le souffle du vent. Puis le silence du vide presque absolu.
Elle se releva et reprit ses déambulations. Où allait-on quand des gens se faisaient tuer ? Retrouver ses amis, si on en avait. Si on arrivait à les reconnaître.
Elle fit un effort sur elle-même et décida de se rendre là où Dao lui avait indiqué où trouver le groupe de Kasei, tout en se demandant où ils avaient pu aller ensuite. Hors de la ville, peut-être. Mais, une fois à l’intérieur, ils avaient pu essayer de passer dans la tente suivante, à l’est, de les prendre l’une après l’autre, en enfilade, et de les décompresser afin d’obliger tout le monde à descendre. Elle resta dans la rue parallèle à la paroi de la tente en courant aussi vite que possible. Elle était en bonne forme physique, mais c’était ridicule, elle n’arrivait pas à reprendre son souffle et elle était en nage. La rue était déserte, plongée dans un silence angoissant. Il lui était difficile de croire que le combat faisait rage autour d’elle et rigoureusement impossible d’imaginer qu’elle retrouverait jamais ceux qu’elle cherchait.
Ils étaient pourtant là. Droit devant elle, dans les rues entourant un parc triangulaire, silhouettes casquées, en combinaison, manœuvrant des lance-missiles mobiles et tirant à l’arme automatique sur des adversaires invisibles dans un bâtiment dont la façade était couverte de silex noir. Des brassards rouges, des Rouges…
Un éclair aveuglant, et elle se retrouva plaquée à terre, les oreilles bourdonnantes. Collée au pied d’un bâtiment, contre une paroi de pierre polie. Du jaspe rouge strié de bandes noires d’oxyde de fer. Joli. Elle avait mal au dos, aux fesses, à l’épaule et au coude. Mais rien de grave. Elle pouvait bouger. Elle se retourna tant bien que mal pour scruter les environs du parc triangulaire. Des choses brûlaient dans le vent. Faute d’oxygène, les flammes réduites à de petites langues orange s’éteignaient déjà. Les silhouettes qu’elle avait vues là-bas gisaient à terre comme des poupées disloquées, les membres tordus dans des positions grotesques. Elle se leva et courut vers le plus proche, attirée par une tête aux cheveux gris, familière, qui avait perdu son casque. C’était Kasei, le fils unique de John Boone et d’Hiroko Ai, un côté du visage ensanglanté, les yeux grands ouverts. Il ne respirait plus. Il l’avait prise trop au sérieux. Et ses adversaires pas assez. Sa blessure dévoilait sa canine de pierre rose. En la voyant, Ann étouffa un sanglot et se détourna précipitamment. Quel gâchis. Ils étaient morts tous les trois, maintenant.
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