Elle était tellement absorbée par la contemplation du combat silencieux qui faisait rage dans le ciel qu’elle faillit percuter la première tente de Sheffield, déjà crevée. Au fur et à mesure que la ville s’étendait vers l’ouest, de nouvelles tentes avaient été accolées aux précédentes, comme des coussins de lave. Les moraines de construction situées à l’extérieur de la dernière tente étaient à présent jonchées de pièces de matériau pareilles à des échardes de verre, et la peau de la tente avait disparu entre les éléments de structure subsistants, en forme de ballon de football. En passant sur un agrégat de roches basaltiques, son patrouilleur se mit à tanguer violemment. Elle freina, s’approcha lentement de la paroi. Les portes du sas réservé aux véhicules étaient verrouillées. Elle enfila sa combinaison, son casque, et quitta son véhicule. Le cœur battant à rompre, elle se dirigea vers la paroi de la ville et entra dans Sheffield en passant par le trou.
Les rues étaient désertes. Des bouts de verre et de bambou, des briques cassées et des poutres de magnésium tordues jonchaient l’herbe des rues. À cette altitude, quand la tente était crevée, les bâtiments en surpression explosaient comme des ballons de baudruche. Les trous noirs des fenêtres béaient, pareils à des bouches de cadavres. Çà et là, le rectangle d’une fenêtre intacte gisait à terre, tel un grand bouclier de cristal. D’autres fois, c’était un corps au visage couvert de givre ou de poussière. Il y avait sûrement eu beaucoup de morts, les gens n’avaient plus l’habitude de penser à la décompression. C’était l’obsession des colons, dans le temps. Mais plus aujourd’hui.
Ann continua à marcher vers l’est.
— J’appelle Kasei, Dao, Marion ou Peter, répétait-elle inlassablement dans son bloc de poignet.
Mais personne ne répondait.
Elle suivit une rue étroite le long de la paroi sud de la tente. Le soleil aveuglant découpait des ombres noires, tranchantes. Certains bâtiments avaient résisté, leurs fenêtres étaient encore en place et il y avait de la lumière à l’intérieur. On ne voyait évidemment personne. Vers l’avant, le câble était à peine visible, balafre noire, se dressant à la verticale de Sheffield Est, telle une ligne géométrique matérialisée dans le monde réel.
La fréquence d’urgence des Rouges était un signal transmis sur une longueur d’onde fluctuante, synchronisée au moyen d’un codage. Ce système permettait d’éviter la plupart des méthodes de brouillage ; néanmoins, Ann fut surprise quand une voix croassante s’éleva de son poignet : « Ann, c’est Dao. Je suis là. »
Elle l’aperçut alors lui faisant de grands signes depuis la porte du sas de secours d’un bâtiment. Il s’activait avec un groupe d’une vingtaine de personnes autour de trois lance-missiles mobiles. Ann courut se glisser dans le sas à ses côtés.
— Il faut arrêter ça ! s’écria-t-elle.
Dao accusa le coup.
— Nous avons presque pris le Socle.
— Et après ?
— Ça, c’est à Kasei qu’il faut le demander. Il est là ; il part pour Arsiaview.
L’un des missiles fusa avec un sifflement étouffé dans l’air raréfié. Dao se remit à la tâche. Ann repartit au trot, en prenant soin de raser les murs. C’était risqué, mais elle se fichait pas mal de se faire tuer ; en cet instant, elle n’avait peur de rien. Peter était là, à Sheffield, à la tête des révolutionnaires verts. Ils avaient réussi à garder les forces de sécurité de l’ATONU prisonnières du câble et sur Clarke. Ce n’étaient donc pas du tout les jeunes manifestants pacifistes, les indigènes frustrés pour lesquels Kasei et Dao semblaient les prendre. Ses enfants spirituels montant une attaque sur le seul vrai fils de sa chair, et manifestement sûrs d’avoir sa bénédiction… Comme ils l’avaient naguère eue. Mais à présent…
Elle était à bout de souffle et dégoulinante de sueur, sous sa combinaison. Elle dut se sermonner pour continuer sa course. Près de la paroi sud de la tente, elle tomba sur une petite flottille de patrouilleurs camouflés en rocher appartenant aux Rouges : des Tortues sorties des usines automobiles d’Acheron. Mais personne ne répondit à ses appels, et quand elle se rapprocha, elle remarqua le pare-brise criblé de trous, sous l’auvent de pierre. Les passagers, s’il y en avait eu, devaient être morts. Elle courut vers l’est, toujours collée à la paroi de la tente, indifférente aux débris qui roulaient sous ses pieds, sentant monter la panique en elle. Elle se rendait bien compte qu’elle faisait une proie facile pour un tireur embusqué, mais elle devait trouver Kasei. Elle tentait un nouvel appel général lorsque son bloc-poignet bippa. C’était Sax.
— Il n’est pas logique de lier le destin de l’ascenseur et la finalité du terraforming, disait-il comme s’il s’adressait à plusieurs personnes et pas seulement à elle. Le câble pourrait être amarré à une planète quasiment froide.
C’était le Sax de toujours, plus Sax que nature. Puis il dut remarquer qu’elle était connectée, car il braqua un regard de hibou myope sur la petite caméra de son bloc-poignet et dit :
— Écoute, Ann, nous pouvons prendre l’histoire par le bras et le lui péter… l’emporter. Emporter le morceau.
Le Sax d’autrefois n’aurait jamais dit une chose pareille. Il n’aurait pas non plus bavardé comme ça avec elle, l’air affolé et implorant, à bout de nerfs. L’une des visions les plus terrifiantes qu’elle ait jamais eues, en fait.
— Ils t’aiment, Ann. C’est ce qui peut nous sauver. Les histoires émotionnelles sont les vraies histoires. Les bassins hydrographiques du désir et de la déshérence… la déférence. Tu es… tu incarnes certaines valeurs pour les indigènes. Tu n’y peux rien. Il faut faire avec. Je l’ai fait à Da Vinci, et ça s’est révélé… utile. Maintenant c’est ton tour. Tu dois le faire. Il le faut, Ann. Pour cette fois seulement, rejoins-nous. Serrons-nous les coudes, ensemble ou séparément. Utilise ton image.
Elle n’en revenait pas d’entendre ces paroles dans la bouche de Saxifrage Russell. Puis un changement s’opéra en lui ; il parut reprendre le dessus.
— … la procédure logique consiste à établir une sorte d’équation définissant les intérêts conflictuels.
Sax, tel qu’en lui-même…
Mais son bloc-poignet bippa à nouveau. Elle coupa Sax, prit la communication. C’était Peter qui l’appelait sur la fréquence rouge codée. Il avait un air sombre qu’elle ne lui avait jamais vu.
— Ann ! fit-il en regardant intensément son bloc-poignet. Écoute, mère, je veux que tu arrêtes ces gens !
— Ne m’appelle pas mère ! lança-t-elle sèchement. Et c’est ce que j’essaie de faire. Tu peux me dire où ils sont ?
— Tu parles ! Ils viennent d’entrer à Arsiaview. Ils traversent la tente. On dirait qu’ils essaient d’atteindre le Socle par le sud… Bien, fit-il d’une voix tendue comme si on venait de lui transmettre un message, hors du champ de la caméra-bracelet. Ann, écoute, je peux te passer Hastings, sur Clarke ? Si tu lui dis que tu essaies de mettre fin à l’attaque des Rouges, il croira peut-être qu’il ne s’agit que d’une poignée d’excités et il n’interviendra pas. Il fera n’importe quoi pour protéger le câble et j’ai peur qu’il soit prêt à nous massacrer tous autant que nous sommes.
— Je vais lui parler.
Tout à coup, il fut là, revenant d’un lointain passé, d’un temps qu’elle croyait à jamais enfui. Elle le reconnut pourtant aussitôt, avec son visage en lame de couteau. Il semblait exténué, furieux, prêt à mordre. Qui aurait pu supporter des pressions si énormes au cours des cent dernières années ? Personne. C’était le passé qui revenait, voilà tout.
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