— La belle affaire ! Je n’ai jamais été partisan de passer par là !
— Je sais, mais votre avis ne compte pas, Pérégrin. Vous n’êtes qu’une petite meute bâtarde. Le Sculpteur comprendra le danger de la situation. Les forces d’Acier ne correspondent pas du tout à ce je lui ai décrit, et il est en possession de tous les secrets que j’ai pu extraire de la Boîte.
— Mon frère est vivant, Pérégrin ! cria Johanna.
— Oh ! Vous êtes le champion des champions de la trahison, n’est-ce pas, Vendacious ? Tout ce que vous nous avez dit était mensonge, alors qu’Acier avait droit à toute la vérité sur nous. Et vous pensez qu’à cause de ça nous n’oserons pas vous tuer ?
Il y eut des rires, et Vendacious cessa de faire les cent pas.
Il se voit de nouveau en train de tenir les rênes.
— Vous avez besoin de mon entière coopération, Pérégrin. C’est vrai que j’ai un peu exagéré en ce qui concerne le nombre d’agents ennemis parmi les troupes du Sculpteur. Mais il y en a quelques-uns, et Acier doit avoir aussi les siens, dont je n’ai pas connaissance. Si vous m’arrêtez, les armées de Flenser ne tarderont pas à le savoir, et une grande partie des renseignements secrets que je détiens deviendra inutile. Vous aurez à faire face à une attaque d’envergure immédiate. Vous ne comprenez pas ? La reine a besoin de moi.
— Qu’est-ce qui nous dit que ce ne sont pas de nouveaux mensonges ?
— C’est un problème, c’est vrai. Qui n’a d’égal que celui de déterminer de quelle manière ma sécurité sera garantie lorsque j’aurai sauvé l’expédition. Mais cela dépasse votre cervelle d’avorton, assurément. Il faut que le Sculpteur et moi nous ayons une conversation privée, en un lieu où notre sécurité mutuelle sera garantie et où personne ne pourra nous voir.
Voilà le message que vous allez lui transmettre. Elle ne peut pas avoir les peaux du traître, mais elle pourra peut-être, si elle se montre coopérante, sauver les siennes.
Le silence régnait à l’extérieur, ponctué de petits cris d’animaux venant des arbres voisins. Finalement, de manière assez surprenante, Pérégrin éclata de rire.
— Ma cervelle d’avorton, hein ? Vous avez une supériorité sur moi dans un domaine, Vendacious. J’ai parcouru le monde entier, et ma mémoire remonte à cinq siècles en arrière, mais de tous les traîtres, forbans et génies que j’ai connus, vous êtes de loin celui qui a le plus de culot !
Vendacious émit un trille intraduisible, mais qui dénotait une grande autosatisfaction.
— Vous m’en voyez très honoré.
— Très bien. Je rapporterai vos arguments à la reine. J’espère qu’à vous deux vous serez assez malins pour trouver un terrain d’entente. Il y a autre chose, cependant. La reine ordonne que Johanna retourne avec moi.
— La reine ordonne ? Ça ressemble plutôt, pour moi, à votre propre sentimentalité d’avorton.
— Possible. Mais cela prouvera votre sérieux et votre confiance en vous. Considérez cela comme le prix de ma coopération.
Vendacious tourna toutes ses têtes vers Johanna pour la considérer un instant en silence. Puis il se posta une dernière fois devant les fentes donnant sur l’extérieur.
— Très bien, vous pouvez la prendre.
Deux de ses membres bondirent vers la trappe de la hutte tandis qu’un autre couple traînait Johanna jusque-là. La voix de Vendacious, doucereuse, murmura à son oreille :
— Maudit Pérégrin. Vivante, vous allez me causer des ennuis auprès de la reine.
La dague passa très près dans le champ de vision de Johanna.
— N’essayez pas de monter la reine contre moi, ajouta-t-il. Je sortirai vivant de cette affaire, et encore plus puissant qu’avant.
Il souleva la trappe. La lumière du soleil aveugla Johanna. Elle battit plusieurs fois des paupières. Elle vit des branches ainsi que l’angle de la hutte. Vendacious la poussa et la traîna avec sa paillasse sur le sol rugueux de la forêt. En même temps, il glapissait aux gardes de rester là où ils étaient. Pérégrin et lui discutèrent courtoisement, pour se mettre d’accord sur le moment où le pèlerin viendrait rapporter la réponse.
Un par un, Vendacious regagna en trottant la trappe de la hutte. Pèlerin s’avança pour saisir deux coins de la paillasse. L’un de ses chiots frotta son museau contre le visage de Johanna.
— Vous n’êtes pas blessée ?
— Je ne sais pas. J’ai reçu un coup sur la tête… et j’ai du mal à respirer.
Pérégrin desserra les couvertures qui l’emprisonnaient. Puis il la traîna vers l’ombre de la forêt. Tout était calme, mais… Elle vit des gardes de Vendacious en faction un peu partout. Combien étaient au courant de sa trahison ? Deux heures plus tôt, Johanna était prête à leur demander protection. À présent, le moindre regard qu’ils lui lançaient la faisait frissonner d’horreur. Elle roula sur le côté, toujours étourdie, et leva les yeux vers les branches, les feuilles et les taches de ciel en partie voilées par la fumée. Des créatures qui ressemblaient aux kreuils arboricoles de Straumli se pourchassaient dans les branches en pépiant sans fin.
C’est drôle, il y a à peu près un an que Scribe et Pérégrin me tiraient ainsi à travers la forêt. J’étais bien plus mal en point, et j’avais très peur de tout, y compris d’eux. Et maintenant… Jamais elle n’avait été si heureuse de voir quelqu’un. Même Balder, qui marchait tranquillement à ses côtés, la rassurait par sa force.
Progressivement, les ondes de teneur s’apaisèrent. Il ne subsista plus qu’une rage sourde, plus intense encore que l’an dernier, mais plus raisonnée. Elle savait au moins ce qui s’était passé. Les protagonistes n’étaient pas des étrangers, la trahison n’était pas une boucherie aveugle. Mais après toutes ses trahisons, tous ses crimes et tous ses projets de tuer tout le monde, Vendacious allait rester en liberté ! Pérégrin et la reine étaient prêts à passer l’éponge !
— C’est lui qui a tué Scribe, Pérégrin. C’est lui qui a tout manigancé…
Il l’a mis en pièces, il a pourchassé le fragment qui restait jusque dans nos bras, et il a trouvé le moyen de le tuer quand même !
— Le Sculpteur va le laisser s’en tirer comme ça ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Comment pouvez-vous accepter une chose pareille ?
Les larmes lui montaient de nouveau aux yeux.
— Chut.
Deux têtes de Pérégrin se baissèrent vers elle puis regardèrent nerveusement autour d’elles. Elle avança la main pour caresser le poil ras et soyeux. Il tremblait ! Il murmura à son oreille, d’une voix qui ne semblait plus du tout désinvolte :
— J’ignore ce que fera la reine, Johanna. Elle n’est au courant de rien.
— Comm…
— Chut !
La voix devint à peine plus qu’une vibration sur sa main.
— Ses meutes peuvent encore nous voir. Il a encore le temps de tout comprendre. Nous sommes les seuls à savoir, Johanna. Je ne crois pas que quelqu’un d’autre ait des soupçons.
— Mais la meute qui a avoué…
— Du bluff, rien que du bluff. J’ai fait des folies dans ma vie, mais celle-ci remporte la palme, après celle qui a consisté à suivre Scribe jusqu’au vaisseau. Lorsque Vendacious est parti avec vous, j’ai commencé à réfléchir. Vous n’étiez pas sérieusement blessée. Cela ressemblait trop à ce qui s’était passé dans le cas du pauvre Jaqueramaphan, mais je n’avais pas le moindre commencement de preuve.
— Et vous n’avez rien dit à personne ?
— Non. Je suis aussi bête que le pauvre Scribe, n’est-ce pas ?
Ses têtes regardèrent dans toutes les directions.
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