— Oui, je sais, murmura Seldon.
— Ça n’a pas été facile et j’ai bien failli perdre la partie. J’ai passé des années à me colleter avec Mannix, j’ai appris à comprendre son mode de pensée et à contrer coup par coup chacune de ses initiatives. Jamais je n’aurais imaginé que, de son vivant, il transmettrait ses pouvoirs à sa fille. Je ne l’avais donc pas étudiée et n’étais pas préparé à son extraordinaire imprudence. A rencontre de son père, toute son éducation l’avait poussée à considérer le pouvoir comme allant de soi et elle n’a jamais eu aucune idée de ses limites. C’est ainsi qu’elle a pu s’emparer de vous, me contraignant à agir avant d’être tout à fait prêt.
— Résultat : vous avez bien failli me perdre. Par deux fois, je me suis retrouvé face au canon d’un éclateur.
— Je sais. » Hummin hocha la tête. « Et nous aurions pu également vous perdre sur la Couverture – encore un accident que je n’avais su prévoir.
— Mais vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Pourquoi m’avoir expédié par toute la planète pour échapper à Demerzel quand vous étiez vous-même Demerzel ?
— Vous avez dit à Cléon que la psychohistoire était un concept purement théorique, une sorte de jeu mathématique sans application pratique. Cela aurait pu être vrai et, si je vous avais abordé de manière officielle, je suis certain que vous auriez tout simplement maintenu votre point de vue. Oui, j’étais attiré par la notion de psychohistoire. Je me demandais si, en fin de compte, ce n’était pas uniquement un jeu. Comprenez bien que je ne désirais pas simplement me servir de vous : je voulais une psychohistoire concrète, applicable.
« Je vous ai donc expédié, comme vous dites, par toute la planète avec le terrible Demerzel en permanence sur vos talons. Voilà, me suis-je dit, un stimulant puissant pour l’esprit : la psychohistoire en deviendra excitante, bien plus qu’un jeu mathématique. Vous pouviez avoir envie de la mettre au point pour Hummin, l’idéaliste sincère, alors que vous refuseriez de céder à ce laquais impérial de Demerzel. En outre, vous auriez un aperçu des divers aspects de Trantor, ce qui vous serait utile – bien plus, certainement, que de vivre dans votre tour d’ivoire sur une planète lointaine, seulement entouré de collègues mathématiciens. Avais-je raison ? Avez-vous fait des progrès ?
— En psychohistoire ? Effectivement. Mais je pensais que vous étiez au courant.
— Comment aurais-je pu l’être ?
— J’en ai parlé à Dors.
— Mais pas à moi. Quoi qu’il en soit, parlez-m’en maintenant. Voilà une bonne nouvelle.
— Pas tant que ça. Je n’en suis qu’aux balbutiements. Mais c’est quand même un début.
— Est-ce le genre de débuts qu’on peut expliquer même à un non-mathématicien ?
— Je le pense. Voyez-vous, Hummin, j’ai longtemps considéré la psychohistoire comme une science dépendant de l’interaction de vingt-cinq millions de mondes, chacun peuplé en moyenne de quatre milliards d’âmes. C’est trop. Il est impossible de manipuler un ensemble aussi complexe. Si je voulais réussir, trouver le moyen de rendre la psychohistoire applicable, il me fallait avant tout découvrir un système plus simple.
« J’ai donc envisagé de remonter dans le temps pour m’occuper d’un monde unique, celui qu’occupait l’humanité en ces temps obscurs antérieurs à la colonisation de la Galaxie. A Mycogène on parlait du monde originel d’Aurora, et à Dahl j’ai entendu évoquer une Terre ancestrale. J’ai cru d’abord qu’il pouvait s’agir d’une seule et même planète sous des noms divers, mais les deux mondes différaient assez sur au moins un point pour rendre toute confusion impossible. Peu importait d’ailleurs. Car on avait sur l’une et l’autre planète si peu de connaissances, et si obscurcies par le mythe et la légende, qu’il ne fallait pas espérer y appliquer les méthodes de la psychohistoire. »
Il s’interrompit pour siroter son jus de fruit, sans quitter des yeux Hummin.
« Bon, et ensuite ? dit celui-ci.
— Entre-temps, Dors m’avait raconté quelque chose, que j’appelle l’histoire de la main sur la cuisse. C’était une simple anecdote amusante et banale, et qui ne signifiait rien en soi. Pourtant, elle avait amené Dors à évoquer les différences des mœurs sexuelles d’un monde à l’autre, comme d’un secteur à l’autre de Trantor. Il m’apparut alors qu’elle considérait les divers secteurs de Trantor comme autant de mondes indépendants. J’en avais à présent huit cents à rajouter à mes vingt-cinq millions ! La différence paraissait infime, aussi l’oubliai-je et n’y repensai plus.
« Mais, à mesure que mon périple m’amenait du secteur impérial à Streeling, puis à Mycogène, puis à Dahl, puis à Kan, je pus constater par moi-même l’étendue de leurs différences. L’image de Trantor, vue non plus comme un monde unique mais comme un complexe de mondes juxtaposés, s’imposait à mon esprit, mais je n’avais toujours pas entrevu le point crucial.
« La révélation me vint en écoutant Rachelle – vous voyez, j’ai eu de la chance de me faire capturer par Kan, en fin de compte, puis d’entendre les plans grandioses que l’impétuosité de Rachelle l’a amenée à me révéler. En effet, elle me dit que sa seule ambition était d’avoir Trantor et quelques planètes voisines. C’était un empire en soi, estimait-elle, et elle écartait les mondes extérieurs comme autant de “ lointains néants ”.
« Ce fut à ce moment précis que je vis ce qui devait somnoler au tréfonds de mon esprit depuis pas mal de temps. D’un côté, Trantor possédait un système social extraordinairement complexe, en tant que planète densément peuplée composée de huit cents mondes plus petits. C’était en soi un système assez complexe pour rendre la psychohistoire significative, et en même temps il était assez simple, comparé à l’Empire dans son ensemble, pour la rendre peut-être applicable en pratique.
« Et les vingt-cinq millions de mondes extérieurs ? C’étaient de “ lointains néants ”. Certes, ils affectaient Trantor et celle-ci les affectait, mais c’étaient des effets de second ordre. Si je pouvais construire en première approximation une psychohistoire opérationnelle pour Trantor seule, alors les effets mineurs des mondes extérieurs pourraient être ajoutés ultérieurement au modèle pour le perfectionner. Voyez-vous ce que je veux dire ? J’étais en quête d’un monde unique pour y établir une science psychohistorique applicable et je le cherchais dans le lointain passé, alors que depuis le début il était sous mes pieds, ici et maintenant.
— Splendide ! s’exclama Hummin, visiblement ravi et soulagé.
— Mais tout reste à faire, Hummin. Je dois étudier Trantor en détail. Concevoir les outils mathématiques pour traiter le problème. Avec un peu de chance, et si je vis assez longtemps, j’aurai peut-être les réponses avant ma mort. Sinon, ce sera à mes successeurs de poursuivre la tâche. L’Empire se sera sans doute effondré et brisé depuis longtemps quand la psychohistoire deviendra une technique opérationnelle.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.
— Je le sais bien.
— Alors, vous me faites confiance, bien que je sois Demerzel ?
— Entièrement. Absolument. Mais si je vous fais confiance, c’est parce que vous n’êtes pas Demerzel.
— Mais je le suis, insista Hummin.
— Oh, que non. Votre personnage de Demerzel est aussi éloigné de la vérité que votre personnage de Hummin.
— Que voulez-vous dire ? » Ses yeux s’agrandirent tandis qu’il s’écartait légèrement de Seldon.
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