— C’est vous qui vous connaissez le mieux, Hari.
— Il ne s’agit pas seulement de moi. Comment expliquer que Dors Venabili, une femme superbe aux multiples obligations professionnelles, abandonne tout pour m’accompagner dans ma fuite ? Comment expliquer qu’elle risque sa vie pour sauver la mienne et se consacre à ma protection, comme si c’était une sorte de devoir sacré, avec une obstination qui confine à l’entêtement ? Était-ce simplement parce que vous le lui aviez demandé ?
— Je le lui ai effectivement demandé, Hari.
— Pourtant, elle ne me paraît pas être le genre de femme à bouleverser aussi radicalement son existence juste parce qu’on le lui demande. Je ne peux pas croire non plus qu’elle ait eu un simple coup de foudre pour moi, sans pouvoir s’en empêcher. Je le regrette un peu mais elle me semble maîtriser ses émotions, bien plus – je vous le confesse franchement – que je ne m’en sens moi-même capable à son égard.
— C’est une femme merveilleuse, admit Hummin. Je ne vous blâme pas. »
Seldon poursuivit. « Plus étonnant encore, comment se fait-il que Maître-du-Soleil Quatorze, ce monstre d’arrogance, à la tête d’une population elle-même pétrie de vanité, ait été prêt à accueillir deux barbares comme Dors et moi, et à nous traiter aussi bien que pouvaient le faire – et que l’ont fait – les Mycogéniens ? Alors que nous avions enfreint toutes les règles, commis tous les sacrilèges, comment avez-vous fait pour le convaincre de nous laisser repartir ?
« Comment avez-vous fait pour convaincre les Tisalver, aveuglés par leurs préjugés mesquins, de nous accueillir chez eux ? Comment faites-vous pour être à l’aise où que ce soit, vous lier d’amitié avec n’importe qui, influencer tout le monde, nonobstant les particularités individuelles ? Pendant qu’on y est, comment êtes-vous arrivé à manipuler Cléon ? Et s’il est aussi malléable et modelable qu’on le dit, comment avez-vous fait pour manipuler son père, que tout le monde s’accorde à considérer comme un tyran arbitraire et brutal ? Comment avez-vous réalisé tout cela ?
« Mais surtout, comment se fait-il que Mannix IV de Kan ait pu passer des dizaines d’années à édifier une armée incomparable, entraînée à l’efficacité dans les moindres détails, et qui pourtant se désagrège dès que sa fille s’avise de l’utiliser ? Comment avez-vous réussi à persuader ces hommes de jouer les traîtres, sans exception, comme vous l’avez fait ?
— Cela ne pourrait-il pas signifier tout simplement que je suis un homme de tact, habitué à traiter avec toutes sortes d’individus, à rendre des services aux gens influents et à faire valoir les services que je peux encore leur rendre à l’avenir ? Rien de ce que j’ai accompli, me semble-t-il, n’exige le recours au surnaturel.
— Rien ? Pas même la neutralisation de l’armée kanite ?
— Ils ne voulaient pas servir une femme.
— Ils devaient savoir depuis des années que le jour où Mannix renoncerait à ses pouvoirs ou disparaîtrait, Rachelle deviendrait leur Maire ; pourtant, jamais ils n’avaient montré le moindre signe de mécontentement – jusqu’à ce que vous le jugiez nécessaire. Une fois, Dors vous a décrit comme un homme très persuasif. Et certes vous l’êtes. Plus que n’importe quel homme ordinaire. Mais pas plus qu’un robot immortel doté de pouvoirs mentaux particuliers. Eh bien, Hummin ?
— Qu’attendez-vous de moi, Hari ? Que je m’identifie comme robot, n’ayant de l’homme que l’apparence ? comme immortel ? comme prodige mental ? »
Seldon se pencha vers son interlocuteur, assis de l’autre côté de la table. « Oui, c’est ce que j’attends. J’attends que vous me disiez la vérité, et je soupçonne fortement que ce que vous venez d’esquisser est la vérité. Vous, Hummin, êtes le robot que Mère Rittah évoque sous le nom de Da-Nee, l’ami de Ba-Lee. Vous devez l’admettre. Vous n’avez pas le choix. »
C’était comme s’ils étaient tous deux dans un minuscule univers autonome. Là, au milieu de Kan, tandis que les forces kanites se laissaient désarmer par les troupes impériales, ils étaient assis tranquillement. Là, en plein cœur d’événements qu’observait Trantor tout entière – et peut-être toute la Galaxie – subsistait cette minuscule bulle au sein de laquelle Seldon et Hummin se livraient leur joute stratégique – le premier cherchant par tous les moyens à faire naître une nouvelle réalité, le second se gardant de rien faire pour en accepter l’existence.
Seldon ne craignait pas d’être interrompu. Il était sûr que leur bulle avait une frontière impénétrable et que les pouvoirs de Hummin – non, du robot – maintiendraient à distance tout intrus tant que la partie ne serait pas achevée.
Hummin reconnut enfin : « Vous êtes un type ingénieux, Hari, mais je n’arrive pas à voir pourquoi je devrais admettre que je suis un robot et pourquoi je n’aurais pas le choix. Tout ce que vous avez dit peut être vrai – votre comportement, celui de Dors, de Maître-du-Soleil Quatorze, des Tisalver, des généraux kanites – tout peut s’être déroulé comme vous l’avez dit, mais cela ne rend pas pour autant obligatoire votre interprétation des événements et de leur signification. Sans nul doute, ce qui s’est produit peut avoir une explication naturelle. Vous m’avez fait confiance parce que vous avez accepté ce que je disais ; Dors a jugé votre sécurité importante parce qu’elle sentait que la psychohistoire était quelque chose de crucial, étant elle-même historienne ; Maître-du-Soleil Quatorze et les Tisalver étaient à mon endroit redevables de services dont vous ignorez tout ; les généraux kanites rechignaient à être sous les ordres d’une femme, rien de plus. Pourquoi faudrait-il recourir au surnaturel ?
— Voyons, Hummin. Croyez-vous réellement au déclin de l’Empire et jugez-vous réellement important d’éviter que la chute se produise sans que personne n’ait levé le petit doigt pour l’empêcher, ou à tout le moins en amortir les conséquences ?
— Absolument. » Quelque part, Seldon savait qu’il parlait sincèrement.
« Et vous voulez vraiment que je mette au point les détails de la psychohistoire, car vous vous en sentez vous-même incapable ?
— Je n’ai pas les dons nécessaires pour cela.
— Et vous avez l’impression que je suis seul capable d’appréhender la psychohistoire – même si parfois j’en doute moi-même ?
— Oui.
— Et vous devez par conséquent estimer que, si vous êtes en mesure de m’y aider, vous devez le faire.
— Certes.
— Les sentiments personnels – les considérations égoïstes – n’interviendraient à aucun moment ? »
L’esquisse d’un sourire effleura les traits graves de Hummin et, l’espace d’une seconde, Seldon décela la présence d’un aride et vaste désert de lassitude derrière le mur de courtoisie de son interlocuteur. « J’ai bâti une longue carrière sans jamais tenir aucun compte des sentiments personnels ou des considérations égoïstes.
— Alors, je vous demande votre aide. Je peux mettre au point la psychohistoire en me basant sur Trantor seule mais je vais rencontrer des difficultés. Ces difficultés, je les surmonterai peut-être, mais ma tâche serait facilitée si je connaissais certains faits déterminants. Par exemple, de ces deux mondes, Aurora et la Terre, lequel fut le berceau de l’humanité ? Ou était-ce un troisième, entièrement différent ? Quelles étaient les relations entre ces deux planètes ? Ont-elles, l’une ou l’autre, ou l’une et l’autre, colonisé la Galaxie ? Si une seule l’a fait, pourquoi pas l’autre ? Si toutes deux l’ont fait, quelle fut l’issue de cette rivalité ? Et tous les mondes descendent-ils d’une seule de ces planètes originelles ou des deux ? Comment se fait-il que les robots ont été abandonnés ? Comment Trantor est-elle devenue planète impériale plutôt qu’une autre ? Et qu’est-il advenu d’Aurora et de la Terre, dans l’intervalle ? Il y a mille questions que je pourrais vous poser sur-le-champ et cent mille autres qui risquent de naître au fur et à mesure de ma progression. Êtes-vous prêt à me laisser dans l’ignorance, Hummin, au risque de me voir échouer dans ma tâche, quand vous pourriez m’éclairer et m’aider à réussir ?
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