Elle se tourna brusquement vers Seldon. « C’est vous qu’il veut, vous le savez. Demerzel nous a frappés à cause de vous. »
Seldon sursauta. « Pourquoi moi ? »
— Ne faites pas l’innocent. Pour la même raison que je désirais vous avoir, bien entendu. » Elle soupira. « Au moins, je ne suis pas totalement trahie. Il me reste encore des soldats loyaux. Sergent ! »
Le sergent Thalus entra, d’une démarche discrète et prudente que sa taille rendait presque incongrue. Son uniforme était impeccable, sa moustache fièrement ourlée.
« Madame le Maire », dit-il en se mettant au garde-à-vous.
Apparemment, c’était toujours le même superbe quartier de viande, pour reprendre l’expression de Seldon – un homme qui suivait toujours aveuglément les ordres, sans se préoccuper le moins du monde du total bouleversement de la situation.
Rachelle sourit tristement à Raych. « Et comment vas-tu, toi, mon petit Raych ? J’avais l’intention de faire quelque chose de toi. Mais je n’en aurai pas eu le temps…
— Bonjour, m’d… madame, dit Raych, gêné.
— Comme je voulais faire quelque chose de vous, docteur Seldon, et là aussi je dois implorer votre pardon. Je ne le pourrai pas.
— En ce qui me concerne, madame, vous n’avez pas de regrets à avoir.
— Mais que si. Je ne peux pas laisser Demerzel vous récupérer sans rien faire. Ce serait une victoire de trop pour lui, et cela au moins je puis l’empêcher.
— Je n’ai pas plus l’intention de travailler pour lui, madame, je vous l’assure, que pour vous.
— La question n’est pas de travailler ou non. Elle est de se faire manipuler. Adieu, docteur Seldon. Sergent, abattez-le. »
Le sergent dégaina son éclateur et Dors, avec un cri, se rua en avant, mais Seldon l’avait devancée et la prit par le coude. Il l’agrippa désespérément.
« Reculez-vous, Dors, s’écria-t-il, ou il va vous tuer. Moi, il ne me tuera pas. Toi aussi, Raych, reste à l’écart. Ne fais pas un geste. »
Seldon fit face au sergent. « Vous hésitez, sergent, parce que vous savez que vous ne pouvez tirer. J’aurais pu vous tuer, il y a dix jours, mais je n’en ai rien fait. Et vous m’avez alors donné votre parole d’honneur que vous me protégeriez.
— Qu’est-ce que vous attendez ? aboya Rachelle. Je vous ai dit de l’abattre, sergent. »
Seldon ne dit rien de plus. Il resta immobile, tandis que le sous-officier, les yeux écarquillés, maintenait son arme braquée vers la tête de Seldon.
« Je vous ai donné un ordre ! hurla Rachelle.
— J’ai votre parole », dit calmement Seldon.
Et le sergent Thalus répondit d’une voix étranglée : « Le déshonneur, d’un côté comme de l’autre. » Sa main retomba et l’arme chut à terre avec bruit.
Rachelle éclata : « Alors, vous aussi, vous me trahissez ! »
Avant que Seldon ait pu faire un geste ou Dors se dégager de son étreinte, Rachelle avait récupéré l’éclateur, visé le sergent et pressé le contact.
Seldon n’avait encore jamais vu quelqu’un se faire éclater sous ses yeux. Sans doute à cause du nom même de l’arme, il s’était plus ou moins attendu à un bruit assourdissant, une explosion de chair et de sang. Cet éclateur kanite, en tout cas, n’agit aucunement de la sorte. Seldon n’aurait su dire les dégâts occasionnés à l’intérieur de la poitrine du sergent, toujours est-il que sans changer d’expression, sans le moindre rictus de douleur, l’homme s’effondra devant lui, mort et bien mort.
Et maintenant Rachelle braquait l’arme sur Seldon, avec une fermeté qui excluait tout espoir de survie au-delà des prochaines secondes.
Ce fut Raych, toutefois, qui décida de passer à l’action à l’instant même où le sergent s’affalait. Fonçant entre Seldon et Rachelle, il agita furieusement les mains.
« M’dame, m’dame, s’écria-t-il. Tirez pas ! »
Rachelle hésita un instant. « Écarte-toi, Raych. Je ne veux pas te faire de mal. »
Dors n’attendait que cet instant d’hésitation. Se dégageant violemment, elle plongea vers Rachelle, cette dernière tomba en poussant un cri et l’arme tomba à terre une seconde fois.
Ce fut Raych qui la récupéra.
Laissant échapper un profond soupir, Seldon dit d’une voix tremblante : « Raych, donne-moi ça. »
Mais le garçon recula. « Z’allez pas la tuer, hein, Maître Seldon ! Elle a été sympa avec moi.
— Je ne vais tuer personne, Raych. Elle, en revanche, elle a tué le sergent et elle m’aurait tué, mais elle n’a pas osé tirer de peur de te blesser, et pour cela nous lui laisserons la vie sauve. »
Ce fut au tour de Seldon de s’asseoir, tenant négligemment l’éclateur à la main tandis que Dors retirait le fouet neuronique d’un étui resté à la ceinture du sergent défunt.
Une nouvelle voix résonna : « Je vais m’occuper d’elle, Seldon. »
Celui-ci leva les yeux et dit, soudain joyeux : « Hummin ! Enfin !
— Je suis désolé d’avoir tant tardé, Seldon. J’avais des tas de choses à faire. Comment allez-vous, docteur Venabili ? Je suppose que voici la fille de Mannix, Rachelle. Mais qui est ce garçon ?
— Notre ami Raych est un jeune Dahlite que nous avons recueilli », expliqua Seldon.
Des soldats entraient à présent et, sur un geste discret de Hummin, ils relevèrent respectueusement Rachelle.
Libre de relâcher sa surveillance, Dors épousseta d’une main ses vêtements et défroissa son corsage. Seldon se rendit soudain compte qu’il était toujours en robe de chambre.
Se dégageant avec mépris de l’étreinte des soldats, Rachelle pointa le doigt vers Hummin : « Qui est-ce ? » demanda-t-elle à Seldon.
« Chetter Hummin, un ami, et mon protecteur sur cette planète.
— Votre protecteur ? » Rachelle fut prise d’un rire dément. « Espèce de crétin ! Idiot ! Cet homme est Demerzel et vous n’avez qu’à regarder d’un peu plus près votre prétendue compagne Venabili pour vous apercevoir qu’elle le sait pertinemment. Vous avez été piégé depuis le début, comme jamais vous ne l’avez été avec moi ! »
Hummin et Seldon déjeunèrent ensemble, ce jour-là, seuls et quasiment séparés par un rempart de silence.
C’est vers la fin du repas que Seldon se secoua et dit, d’une voix animée : « Eh bien, monsieur, comment dois-je m’adresser à vous ? Je vous imagine toujours en tant que “ Chetter Hummin ”, mais même si je vous accepte sous votre nouvelle personnalité, je ne peux sûrement pas vous appeler “ Eto Demerzel ”. En cette qualité, vous jouissez d’un titre officiel, et j’ignore l’usage protocolaire. Éclairez-moi.
— Appelez-moi simplement “ Hummin ”, répondit gravement son interlocuteur, si ça ne vous dérange pas. Ou bien “ Chetter ”. Oui, je suis Eto Demerzel, mais en ce qui vous concerne je suis toujours Hummin. A vrai dire, les deux sont inséparables. Je vous ai dit que l’Empire était sur la pente du déclin et de l’effondrement. Je crois que c’est la vérité, quel que soit mon titre. Je vous ai dit que je voulais faire de la psychohistoire le moyen de prévenir ce déclin et cet effondrement, ou à tout le moins d’apporter un renouveau, un sang neuf, si cette décadence devait aller jusqu’à son terme. J’en reste également persuadé, quel que soit mon titre.
— Mais vous m’aviez à portée de la main ! Je suppose que vous étiez dans les parages lors de mon entrevue avec Sa Majesté Impériale.
— Avec Cléon ? Oui, bien sûr.
— Alors, vous auriez pu me parler à ce moment, comme vous l’avez fait plus tard en vous présentant comme étant Hummin.
— Ça m’aurait avancé à quoi ? En tant que Demerzel, des tâches énormes m’incombent. Je dois m’occuper de Cléon, homme plein de bonnes intentions mais peu doué, et l’empêcher, dans la mesure de mes moyens, de commettre des erreurs. Je dois remplir mon rôle dans le gouvernement de Trantor et de l’Empire. Comme vous avez pu le constater, j’ai dû consacrer une bonne partie de mon temps à mettre Kan hors d’état de nuire.
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