— Oui, bien sûr, mais c’est une exception. Il existe des endroits où ce sont les femmes qui dominent. Dans la majorité des cas, toutefois, le gouvernement et le pouvoir ont été plus ou moins partagés entre les deux sexes. Si les postes élevés sont en majorité occupés par des hommes, c’est en général parce que les femmes ont tendance à être plus liées – biologiquement – aux enfants.
— Mais qu’en est-il à Kan ?
— L’égalité sexuelle y règne, pour autant que je sache. Rachelle n’a pas hésité à assumer la responsabilité de la Mairie et j’imagine que le vieux Mannix n’a pas hésité non plus à la lui accorder. Et la découverte de dissidents mâles semble avoir provoqué sa surprise et sa colère. Elle ne devait pas s’y attendre.
— Tout cela semble manifestement vous ravir. Pourquoi ?
— Simplement parce que c’est si peu naturel que ça doit être un coup monté et j’imagine que Hummin est à l’origine du coup…
— Vous le croyez ? » Seldon était songeur.
« Je le crois.
— Eh bien, vous savez quoi ? Moi aussi. »
C’était leur dixième jour à Kan et, ce matin-là, Han Seldon entendit sonner à sa porte tandis que la voix haut perchée de Raych s’écriait : « Monsieur ! Monsieur Seldon ! C’est la guerre ! »
Seldon mit un moment à émerger du sommeil et sauta hors du lit. Il frissonna légèrement (les Kanites aimaient vivre dans des appartements glacés, avait-il remarqué dès le début de leur séjour) en allant ouvrir la porte.
Raych bondit dans la chambre, surexcité, les yeux écarquillés « Monsieur Seldon, ils ont pris Mannix, le vieux Maire. Ils ont…
— Qui ça, ils, Raych ?
— Les Impériaux. Leurs aérojets ont envahi tout le pays cette nuit. Tous les journaux holovisés en parlent. Le poste est allumé dans la chambre de la princesse. Elle a dit de vous laisser dormir mais je me suis dit que vous voudriez savoir.
— Et tu as eu tout à fait raison. » Ne s’arrêtant que pour saisir au vol une robe de chambre, Seldon pénétra en coup de vent dans la chambre de Dors. Elle était complètement habillée et regardait l’holoviseur encastré dans l’alcôve.
Petite, nette, l’image montrait un bureau derrière lequel était assis un homme dont la tunique arborait, parfaitement reconnaissable, l’insigne au Soleil et à l’Astronef. De part et d’autre, avec le même insigne, se tenaient deux soldats en armes. L’officier installé au bureau était en train de dire : « … sous le contrôle pacifique de sa Majesté impériale. Le Maire Mannix est en parfaite santé et il jouit de l’intégralité de ses pouvoirs exécutifs sous le conseil amical et éclairé des troupes impériales. Il viendra sous peu faire une déclaration pour appeler la population kanite au calme et demander à tous les soldats de Kan encore armés de déposer les armes. »
Suivirent d’autres bulletins énoncés d’une voix dépourvue d’émotion par divers journalistes, tous porteurs d’un brassard aux armes impériales. Les nouvelles étaient toujours les mêmes : la reddition de telle ou telle unité des forces de sécurité kanites après quelques coups de feu symboliques – et parfois sans la moindre résistance. Telle ou telle ville était occupée – et les annonces étaient entrecoupées de vues de foules kanites contemplant, l’air sombre, les forces impériales qui défilaient dans les rues.
« Tout a été exécuté à la perfection, commenta Dors. La surprise a été totale. Toute résistance était impossible et il n’y en a eu pratiquement aucune. »
Puis le Maire Mannix IV apparut, comme promis. Il était debout et, peut-être pour sauver les apparences, aucun uniforme impérial n’était visible alentour, mais Seldon était convaincu qu’il devait y en avoir beaucoup hors du champ de la caméra.
Mannix était âgé mais sa force, même usée, était encore visible. Ses yeux refusaient de regarder l’objectif en face et il parlait apparemment sous la contrainte mais – comme on l’avait annoncé – il conseillait à ses concitoyens de garder leur calme, de n’offrir aucune résistance, d’éviter à Kan un bain de sang et de coopérer avec l’Empereur auquel on souhaitait de vivre longtemps sur le trône.
« Pas la moindre mention de Rachelle, nota Seldon. C’est comme si sa fille n’existait pas.
— Personne n’en a parlé, confirma Dors, et cette demeure – qui est après tout sa résidence, ou du moins l’une d’entre elles – n’a pas été attaquée. Même si elle est parvenue à s’échapper et se réfugier dans un secteur voisin, je doute qu’elle soit longtemps en sécurité sur Trantor.
— Peut-être pas, répondit une voix, mais ici au moins, je serai tranquille quelque temps. »
Rachelle pénétra dans la pièce, normalement habillée, parfaitement calme. Elle souriait même, mais ce n’était pas un sourire joyeux ; plutôt un froid rictus qui retroussait ses lèvres.
Tous trois la fixèrent, interdits, puis Seldon se demanda si l’un de ses domestiques l’accompagnait – ou s’ils s’étaient empressés de déserter au premier signe d’adversité.
Avec une certaine froideur, Dors prit la parole : « Je constate, madame le Maire, que vos espoirs de coup d’État sont désormais vains. Apparemment, vous avez été devancée.
— Je n’ai pas été devancée. J’ai été trahie. On a acheté mes officiers et – au mépris de toute l’histoire et de toute raison – ils ont refusé de se battre pour une femme et non pour le vieux maître. Puis, en traîtres qu’ils sont, ils ont laissé capturer leur vieux maître pour l’empêcher d’organiser la résistance. »
Elle chercha du regard un siège et s’assit. « Et maintenant, l’Empire va fatalement poursuivre son déclin et mourir, quand j’étais prête à lui offrir un sang neuf.
— Je crois plutôt, remarqua Dors, que l’Empire a évité une période indéfinie de luttes inutiles et destructrices. Consolez-vous avec cela, madame le Maire. »
Mais c’était comme si Rachelle ne l’avait pas entendue. « Tant d’années de préparatifs balayées en une nuit. » Affalée, défaite, elle semblait avoir vieilli de vingt ans.
« Je doute que tout ait pu s’accomplir en une nuit, observa Dors. Suborner vos officiers – si tel a été le cas – a dû prendre du temps.
— Dans ce domaine, Demerzel est un expert et je l’ai manifestement sous-estimé. Comment a-t-il procédé, je l’ignore. Menaces, pots-de-vin, arguments mielleux et spécieux ? C’est un maître dans l’art des coups fourrés et de la trahison, j’aurais dû le savoir. »
Elle poursuivit après un silence : « S’il avait agi ouvertement, je n’aurais eu aucun mal à détruire toutes les forces qu’il pouvait envoyer contre moi. Mais qui aurait pensé que Kan serait trahie, qu’un serment d’allégeance serait foulé avec une telle légèreté ? »
Toujours rationnel, Seldon ne put s’empêcher d’observer : « J’imagine que ce n’est pas à vous qu’ils ont prêté serment, mais à votre père.
— Absurde, rétorqua Rachelle. Quand mon père m’a transmis les fonctions de Maire, comme il était légalement en droit de le faire, il m’a automatiquement transmis tous les serments d’allégeance prêtés devant lui. Les précédents ne manquent pas. Il est de coutume de répéter le serment devant le nouveau dirigeant mais ce n’est qu’une cérémonie symbolique, sans aucune valeur légale. Mes officiers le savent, même s’ils ont choisi de l’oublier. Ils ont pris prétexte de mon sexe parce qu’ils tremblent de peur devant une vengeance impériale qui ne se serait jamais produite s’ils avaient été vaillants, à moins qu’ils ne tremblent d’avidité à l’idée des récompenses promises et dont ils ne verront jamais la couleur, si je connais mon Demerzel. »
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