— Mais ils se battront tout de même, objecta Dors. Chacun refusera de se contenter de sa province. Chacun craindra que son voisin ne se contente pas de la sienne. Chacun se sentira en danger et rêvera d’une autorité galactique comme du seul moyen de garantir la sécurité. Voilà ce qui est certain, madame l’impératrice de Rien. Il y aura des guerres interminables où vous serez irrémédiablement entraînées, Trantor et vous – pour la ruine générale.
— Ça se pourrait, répondit Rachelle avec un mépris manifeste, pour peu qu’on ne voie pas plus loin que vous, pour peu qu’on s’appuie sur les leçons ordinaires de l’histoire.
— Qu’y a-t-il au-delà ? rétorqua Dors. Qui voudrait s’appuyer sur autre chose que sur les leçons de l’histoire ?
— Qui ? s’exclama Rachelle. Eh bien, lui ! »
Et son bras se tendit, l’index pointé vers Seldon.
« Moi ? dit l’intéressé. Je vous ai déjà dit que la psychohistoire… »
Rachelle l’interrompit : « Ne vous répétez pas, mon bon docteur Seldon. Nous n’y gagnerons rien. Croyez-vous, docteur Venabili, que mon père n’aurait pas été conscient du danger de guerres civiles interminables ? Croyez-vous qu’il n’aurait pas consacré sa grande intelligence à trouver le moyen d’empêcher une telle chose ? Ça fait dix ans qu’il se prépare à mettre la main sur l’Empire en l’espace d’un jour. Il ne lui manquait que la garantie de sécurité par-delà la victoire.
— Que vous ne pouvez pas avoir.
— Que nous avons eue dès l’instant où nous avons entendu la contribution du docteur Seldon au Congrès décennal. J’ai aussitôt compris que c’était ce qu’il nous fallait. Mon père était trop âgé pour en saisir immédiatement la portée. Mais quand je la lui ai expliquée, il l’a vue à son tour et dès ce moment il m’a officiellement transmis ses pouvoirs. Aussi est-ce à vous, Hari, que je dois ma position actuelle, et à vous que je devrai ma position, supérieure encore, à l’avenir.
— Je ne cesse de vous répéter qu’il est impossible de… » commença Seldon, de plus en plus irrité.
« Peu importe ce qui est ou non possible. Ce qui importe, c’est ce que les gens croiront possible ou non. Ils vous croiront, Hari, quand vous leur direz que selon la prévision psychohistorique Trantor peut se gouverner seule, que les provinces peuvent devenir des royaumes et qu’ils peuvent vivre ensemble en paix.
— Je ne me hasarderai pas à une telle prédiction en l’absence d’une psychohistoire authentiquement constituée. Je ne jouerai pas les charlatans. Si vous voulez des choses de ce genre, dites-les vous-même.
— Allons, Hari. Ils ne me croiront pas. C’est vous qu’ils croiront. Le grand mathématicien. Pourquoi ne pas leur faire ce plaisir ?
— Il se trouve, dit Seldon, que l’Empereur s’imaginait également m’utiliser comme prophète pour sa gloire personnelle. J’ai refusé de tenir ce rôle pour lui, croyez-vous que je vais le faire pour vous ? »
Rachelle garda le silence quelques instants et, quand elle reprit la parole, sa voix avait perdu son intense excitation pour devenir presque enjôleuse.
« Hari, réfléchissez un peu à la différence entre Cléon et moi. Ce que Cléon voulait sans aucun doute obtenir de vous, c’était un outil de propagande pour se maintenir sur le trône. Cadeau bien inutile car le trône ne peut être préservé. Ignoreriez-vous que l’Empire Galactique est dans un état de décadence qu’il ne pourra pas supporter beaucoup plus longtemps ? Trantor elle-même glisse en douceur vers sa ruine à cause du poids croissant de la gestion de vingt-cinq millions de planètes. Ce qui nous attend, c’est l’effondrement et la guerre civile, quoi que vous puissiez faire pour Cléon.
— J’ai déjà entendu ce genre de raisonnement, dit Seldon. Il se peut qu’il soit vrai. Mais ensuite ?
— Eh bien, ensuite, aidons l’Empire à éclater sans provoquer de guerre. Aidez-moi à m’emparer de Trantor. Aidez-moi à instaurer un gouvernement solide sur un domaine assez petit pour être dirigé efficacement. Laissez-moi accorder la liberté au reste de la Galaxie, que chacune de ses parties aille son propre chemin selon sa culture et ses coutumes. La Galaxie redeviendra un ensemble harmonieux, librement uni par les liens du commerce, du tourisme et de la communication, et l’on évitera le funeste destin d’un éclatement désastreux qui nous menace sous l’emprise du pouvoir actuel, à peine capable de maintenir même la cohésion d’ensemble. Mon ambition est modérée : un seul monde, non des millions ; la paix, non la guerre ; la liberté, non l’esclavage. Réfléchissez-y et aidez-moi.
— Pourquoi la Galaxie devrait-elle me croire plus que vous ? Personne ne me connaît et aucun des commandants de la flotte ne se laissera impressionner par le seul mot de « psychohistoire ».
— Vous ne convaincrez pas tout de suite ; mais je n’entends pas agir tout de suite. La maison de Kan a patienté des milliers d’années, elle peut bien attendre quelques milliers de jours. Collaborez avec moi et je rendrai votre nom célèbre. Je ferai rayonner les promesses de la psychohistoire sur tous les mondes et, au moment opportun, quand j’aurai décidé que l’instant d’agir est venu, vous prononcerez votre prédiction et nous frapperons. Alors, en un éclair aux yeux de l’histoire, la Galaxie renaîtra sous un ordre nouveau qui la rendra stable et heureuse pour l’éternité. Allons, Hari, pouvez-vous me refuser ça ? »
THALUS, EMMER. — … Sergent dans les forces armées de sécurité du secteur de Kan de l’antique Trantor…
… En dehors de ces éléments biographiques parfaitement anodins, on ne sait rien de cet homme, sinon qu’en une occasion il a tenu le destin de la Galaxie entre ses mains.
ENCYCLOPAEDIA GALACTICA
Le petit déjeuner du lendemain fut servi dans une alcôve proche des chambres des trois captifs et de fait il était somptueux : non seulement le choix était extraordinairement varié mais il y avait de tout à profusion.
Seldon s’attabla devant un monceau de saucisses épicées, ignorant les funestes prédictions de Dors Venabili quant aux maux d’estomac et autres coliques.
« La dame… commença Raych, euh, la madame Maire a dit, quand elle est venue me voir hier soir…
— Elle est venue te voir ? s’étonna Seldon.
— Ouais. Elle voulait être sûre que j’étais bien installé. Elle a dit que, quand elle aurait l’occasion, elle m’emmènerait au zoo.
— Au zoo ? » Coup d’œil de Seldon à Dors. « Quel genre de pensionnaires peuvent-ils bien avoir sur Trantor ? Des chiens et des chats ?
— Il existe quelques espèces aborigènes, indiqua Dors, et j’imagine qu’ils en ont fait venir d’autres mondes, et puis il y a la faune commune à l’ensemble des planètes – même si bien sûr elle est mieux représentée ailleurs. D’ailleurs, Kan est réputée pour son zoo, sans doute le plus beau de la planète, juste après la ménagerie impériale.
— C’est une chouette vieille dame, commenta Raych.
— Pas si vieille que ça, rectifia Dors, et elle ne nous laisse certainement pas mourir de faim.
— C’est déjà ça », admit Seldon.
Le petit déjeuner achevé, Raych partit en exploration.
Une fois qu’ils eurent réintégré la chambre de Dors, Seldon remarqua, visiblement mécontent : « Je ne sais pas combien de temps on va nous laisser en paix. Elle a manifestement concocté notre emploi du temps à l’avance.
— A vrai dire, nous n’avons guère lieu de nous plaindre pour le moment. Nous sommes bien mieux lotis que nous l’étions à Mycogène ou à Dahl.
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