— Dors, ne seriez-vous pas en train de vous laisser séduire par cette femme ?
— Moi ? Par Rachelle ? Bien sûr que non. Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ?
— Eh bien, vous êtes bien installée, bien nourrie ; il serait naturel de vous détendre et d’accepter la situation comme elle se présente.
— Oui. Tout naturel. Pourquoi pas ?
— Écoutez, vous racontiez hier soir ce qui arrivera si elle gagne la partie. Je n’y connais peut-être pas grand-chose en histoire, mais je suis prêt à vous croire sur parole et, à vrai dire, ce raisonnement se tient, même pour un non-historien comme moi. L’Empire éclatera et ses fragments lutteront les uns contre les autres jusqu’à… jusqu’à la fin des temps. Il faut l’empêcher d’agir.
— Je suis bien d’accord. Il faut l’en empêcher. Mais je ne vois pas comment régler ce petit détail pour l’instant. » Elle fixa intensément Seldon. « Hari, vous n’avez pas dormi de la nuit, n’est-ce pas ?
— Et vous ? » Pour lui, en tout cas, c’était manifeste.
Dors le dévisagea, l’air troublée. « Avez-vous passé une nuit blanche en pensant à la destruction de la Galaxie à cause de mes paroles ?
— A cause d’elles et d’autres choses… Peut-on contacter Chetter Hummin ? » Cette dernière question avait été murmurée.
« J’ai essayé de le toucher dès que nous avons dû fuir l’arrestation à Dahl. Il n’est pas venu. Je suis certaine qu’il a bien reçu le message mais il n’est pas venu. Quantité de raisons ont pu l’en empêcher, mais dès qu’il pourra il sera là.
— Vous croyez qu’il lui est arrivé quelque chose ?
— Non. Je ne crois pas.
— Comment pouvez-vous en être sûre ?
— J’en aurais eu vent, d’une manière ou d’une autre. J’en suis sûre. Et ça n’a pas été le cas. »
Seldon plissa le front : « Je n’en suis pas aussi sûr que vous. En fait, je ne suis sûr de rien. Même si Hummin arrive, que pourra-t-il faire ? Si le secteur de Kan, comme le prétend Rachelle, a l’armée la mieux organisée de Trantor, que pourra-t-il faire contre elle ?
— Ne perdons pas notre temps à discuter de ça. Vous croyez-vous capable de convaincre Rachelle – de réussir à lui faire entrer dans la tête – que vous n’avez pas de psychohistoire ?
— Je suis sûr qu’elle en est convaincue, comme elle est convaincue que je ne risque pas de la découvrir avant de nombreuses années – si je la découvre jamais. Mais ça ne l’empêchera pas d’affirmer que je l’ai et, pourvu qu’elle le fasse assez habilement, les gens la croiront et à l’occasion ils agiront selon les prédictions et les déclarations qu’elle m’attribuera – même si je n’ouvre pas la bouche.
— Évidemment, ça prendra du temps. Elle ne va pas vous rendre célèbre du jour au lendemain. Ni même en l’espace d’une semaine. Pour le faire proprement, ça peut lui prendre une année. »
Seldon arpentait la chambre : arrivé au bout, il pivota brusquement pour revenir sur ses pas. « Ça se pourrait, mais je n’en sais rien. Elle pourrait être pressée et vouloir agir plus rapidement. Ça ne me paraît pas le genre de femme à prendre son mal en patience. Et son vieux père, Mannix IV, doit être plus impatient encore. Il doit sentir l’approche de la mort et, s’il a ouvré toute sa vie dans ce but, il aimerait sans doute mieux le voir réalisé cette semaine que la semaine prochaine. Par ailleurs… » Il s’interrompit pour examiner la chambre.
« Par ailleurs, quoi ?
— Eh bien, il faut que nous retrouvions la liberté. Voyez-vous, j’ai résolu le problème de la psychohistoire. »
Les yeux de Dors s’agrandirent. « Vous avez réussi ! Vous en êtes venu à bout !
— Pas au plein sens du terme. Ça pourra prendre des décennies… ou même des siècles, pour ce que j’en sais. Mais j’ai désormais la certitude qu’on peut la mettre en pratique, que ce n’est pas une simple théorie. Je sais que c’est faisable, et il me faut maintenant le temps, la tranquillité, les ressources nécessaires pour y travailler. La cohésion de l’Empire doit être préservée jusqu’à ce que je trouve – moi ou plutôt mes successeurs – un moyen de le maintenir en l’état ou de minimiser les effets du désastre si jamais il se produit malgré nos efforts. C’est l’impossibilité de m’atteler à la tâche qui m’a empêché de dormir la nuit dernière. »
C’était leur cinquième jour à Kan et, ce matin-là, Dors aidait Raych à enfiler un costume officiel auquel ni l’un ni l’autre n’était accoutumé.
Dubitatif, Raych se contempla dans l’hologlace qui lui renvoyait un reflet précis, imitant en tout point ses mouvements mais sans l’inversion propre aux miroirs habituels. Raych n’avait jamais encore vu d’hologlace et il ne pouvait s’empêcher de chercher à la toucher et de rire, un peu gêné, chaque fois que sa main passait au travers tandis que, simultanément, l’image venait tâter en vain son corps de chair et d’os.
« J’ai un drôle d’air », jugea-t-il en fin de compte.
Il étudia la tunique, confectionnée dans un tissu très souple, munie d’une fine ceinture ouvragée, puis effleura de la main le col empesé qui lui remontait derrière les oreilles.
« J’ai la tête comme un œuf dans un coquetier.
— C’est le genre de tenue que portent à Kan les enfants des familles riches, expliqua Dors. Tu vas faire l’admiration et l’envie de tous ceux qui te verront.
— Avec les cheveux plaqués comme ça ?
— Certainement. Et tu vas porter ce petit chapeau rond.
— J’aurai encore plus l’air d’un œuf.
— Alors, évite de te faire gober. A présent, souviens-toi bien de ce que je t’ai dit. Garde pour toi tes astuces et tâche de ne pas te comporter en mioche.
— Mais je suis un mioche », et il la contempla avec de grands yeux innocents.
« Je suis surprise de te l’entendre dire. Je suis sûre que tu te vois comme un adulte de douze ans. »
Raych sourit. « D’accord… Je serai un bon espion.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Ne prends pas de risques. Ne va pas écouter aux portes. Si tu te fais prendre, ça ne servira personne – surtout pas toi.
— Allons donc, princesse, pour qui qu’vous m’prenez ? Un mioche, ou quoi ?
— C’est toi qui viens de le dire, Raych, non ? Contente-toi d’écouter tout ce qui se dit sans en avoir l’air. Et de t’en souvenir. Pour nous le répéter. C’est plutôt facile.
— Facile à dire pour vous, m’dame Venabili, sourit Raych, et facile à faire pour moi.
— Et sois prudent. »
Clin d’œil du gamin : « Je veux. »
Un laquais (aussi arrogant qu’un laquais sait l’être) vint chercher Raych pour le conduire auprès de Rachelle.
Seldon les regarda partir et remarqua, songeur : « Il ne va sans doute rien voir du zoo tant il va faire d’efforts pour tout entendre. Je ne suis pas certain qu’il soit convenable de faire courir un tel danger à ce garçon.
— Un danger ? J’en doute. Raych a grandi dans les taudis de Billibotton, souvenez-vous. Je le soupçonne d’être plus malin que nous deux réunis. De plus, Rachelle l’adore et elle risque de lui passer tous ses caprices, pauvre femme.
— Vous la plaignez vraiment, Dors ?
— Insinuez-vous qu’elle n’est pas digne de compassion sous prétexte qu’elle est la fille d’un Maire, qu’elle se considère comme Maire de plein droit, et qu’elle envisage de détruire l’Empire ? Peut-être avez-vous raison mais, même ainsi, certains aspects de sa personnalité peuvent attirer la sympathie. Par exemple, elle a connu un chagrin d’amour. C’est tout à fait évident. Sans doute a-t-elle eu le cœur brisé – au moins durant un temps.
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