Pourtant, l’une et l’autre réussirent à s’incliner cérémonieusement, firent demi-tour avec un bel ensemble et, en parfaite symétrie, elles leur firent signe d’entrer. (Est-ce qu’elles répétaient cette chorégraphie ?) A l’évidence, on ne leur laissait pas le choix. Ils pénétrèrent dans une salle à la décoration recherchée, encombrée de mobilier et d’objets dont l’utilité ne parut pas immédiatement manifeste à Seldon. Le sol était de teinte claire, élastique, et légèrement luminescent. Avec un certain embarras, Seldon nota que leurs pas y laissaient une marque poussiéreuse.
Puis une porte intérieure s’ouvrit en grand et une autre femme émergea, nettement plus âgée que les deux premières. (Elles s’étaient inclinées en une lente révérence à son entrée, croisant symétriquement les jambes avec une maîtrise de l’équilibre qui suscita l’admiration de Seldon ; sans aucun doute, cela exigeait de l’entraînement.)
Il se demanda si l’on attendait de lui une manifestation de respect analogue, mais, n’ayant pas la moindre idée des exigences protocolaires requises, il se contenta d’incliner légèrement la tête. Dors resta bien droite et, lui sembla-t-il, légèrement dédaigneuse. Raych regardait, bouche bée, tout autour de lui, comme s’il n’avait même pas remarqué la présence de la femme qui venait d’entrer.
Elle était bien en chair – pas obèse, mais enveloppée –, coiffée comme les deux jeunes femmes et vêtue d’une robe du même style, en plus ornementé – trop, au goût de Seldon.
Elle était dans la force de l’âge, avec des cheveux légèrement grisonnants, mais aussi des fossettes qui la rajeunissaient considérablement. Ses yeux noisette pétillaient de bonne humeur et, dans l’ensemble, elle paraissait plus maternelle qu’âgée.
Elle leur demanda : « Comment allez-vous, tous les trois ? » La présence de Dors et de Raych ne l’avait pas surprise, et elle les embrassait dans un même salut. « Je vous attendais depuis un certain temps et j’avais même failli vous intercepter sur la Couverture de Streeling. Vous êtes le docteur Hari Seldon, que j’attendais de connaître avec impatience. Et vous devez être, je suppose, le docteur Dors Venabili, car on a signalé votre présence à ses côtés. Je crains, en revanche, de ne pas connaître l’identité du jeune homme, mais je suis ravie de faire sa connaissance. Maintenant ne perdons pas notre temps en palabres car je suis sûre que vous aimeriez d’abord vous délasser.
— Et prendre un bain, madame, dit Dors avec une certaine insistance. Nous aurions tous besoin d’une bonne douche.
— Oui, sans aucun doute, dit la femme. Et aussi de vous changer. Surtout le jeune homme. » Elle examina Raych sans la moindre trace du mépris ou de la désapprobation qu’avaient manifestés les deux jeunes femmes.
« Comment vous appelez-vous, jeune homme ?
— Raych », répondit l’intéressé d’une voix légèrement étranglée. Puis il s’empressa d’ajouter, à tout hasard : « M’dame.
— Quelle étrange coïncidence, dit la femme, l’œil pétillant. Un présage, peut-être. Moi-même, je me prénomme Rachelle. N’est-ce pas curieux ?… Mais venez, on va s’occuper de vous. Ensuite, nous aurons tout notre temps pour dîner et bavarder.
— Attendez, madame, dit Dors. Puis-je vous demander où nous sommes ?
— Mais à Kan, quelle question ! Et, je vous en prie, appelez-moi donc Rachelle, nous serons plus à l’aise. Je n’ai jamais beaucoup goûté le cérémonial. »
Dors se raidit. « Le moment est-il mal choisi pour vous poser la question ? N’est-il pas naturel que nous désirions savoir où nous sommes ? »
Rachelle partit d’un agréable rire gazouillant. « Franchement, docteur Venabili, il faudrait revoir le nom de cet endroit. Je ne vous renvoyais pas la question, j’y répondais tout simplement. Vous ne m’avez pas demandé où pour que je vous réponde quand . Je vous ai simplement indiqué que vous étiez à “ Kan ”. Vous êtes dans le secteur de Kan.
— A Kan ? insista Seldon.
— Tout à fait, docteur Seldon. Nous désirions vous avoir depuis le jour de votre conférence au Congrès décennal, d’où notre plaisir extrême à vous avoir aujourd’hui parmi nous. »
En fait, il leur fallut une journée entière pour faire disparaître fatigue et courbatures, se laver et se récurer, obtenir des habits neufs (satinés et plutôt amples, à la mode locale) et dormir.
Ce fut durant leur seconde soirée à Kan qu’eut lieu le dîner promis par Madame Rachelle.
La table était vaste – trop vaste pour quatre convives : Hari Seldon, Dors Venabili, Raych et Rachelle. Murs et plafond étaient baignés d’un éclairage tamisé dont la couleur changeait selon un rythme propice à attirer l’œil sans pour autant incommoder l’esprit. La nappe (qui n’était pas en tissu et dont Seldon n’avait su reconnaître la matière) semblait littéralement étinceler.
Les serveurs étaient nombreux et silencieux et, quand la porte s’ouvrit, Seldon crut apercevoir, postés à l’extérieur, des soldats en armes, au garde-à-vous : la salle était un gant de velours mais la main de fer n’était pas loin.
Rachelle se montra aimable et gracieuse : elle s’était manifestement prise d’amitié pour Raych qu’elle avait absolument tenu à faire asseoir à côté d’elle.
Raych – récuré, poli, resplendissant, pratiquement méconnaissable dans ses habits neufs et avec ses cheveux lavés, coupés et brossés – n’osait quasiment pas ouvrir la bouche, comme s’il sentait que son vocabulaire ne correspondait plus à son apparence. Sa gêne faisait peine à voir et il ne cessait d’observer Dors avec attention chaque fois qu’elle manipulait son couvert, cherchant à copier au mieux ses moindres mouvements.
La chère était savoureuse mais épicée – au point que Seldon avait du mal à reconnaître l’exacte nature des mets.
Le visage replet de leur hôtesse s’éclaira d’un doux sourire qui révélait des dents éclatantes ; elle remarqua : « N’allez pas vous imaginer qu’on mette dans la nourriture des additifs mycogéniens : tout ce que vous consommez est d’origine locale. Il n’y a pas sur toute la planète de secteur plus autosuffisant que Kan. Nous travaillons dur pour y parvenir. »
Seldon hocha gravement la tête et répondit : « Tout ce que vous nous avez offert était succulent, Rachelle. Nous vous en sommes extrêmement reconnaissants. »
En même temps, il se disait que la nourriture kanite était loin d’avoir la qualité mycogénienne. Plus que jamais, comme il l’avait murmuré plus tôt à Dors, il avait l’impression de fêter sa propre défaite. Ou celle de Hummin, ce qui paraissait revenir au même.
Après tout, il s’était fait capturer par Kan, une éventualité qui avait tout particulièrement préoccupé Hummin lors de l’incident de la Couverture.
« Peut-être qu’en ma qualité d’hôtesse, reprit Rachelle, vous me pardonnerez si je vous pose des questions personnelles. Ai-je raison de supposer que vous n’êtes pas tous les trois de la même famille ? Que vous, Hari, et vous, Dors, n’êtes pas mariés et que Raych, ici présent, n’est pas votre fils ?
— Nous n’avons effectivement aucun lien de parenté, confirma Seldon. Raych est né sur Trantor, je suis moi-même natif d’Hélicon et Dors de Cinna.
— Et comment, dans ce cas, avez-vous fait connaissance ? »
Seldon l’expliqua brièvement en donnant le moins de détails possible. « Bref, ajouta-t-il, rien de bien intéressant ou de romantique dans ces rencontres.
— Pourtant, j’ai cru comprendre que vous auriez créé des difficultés à mon aide de camp, le sergent Thalus, quand il voulait simplement vous faire sortir de Dahl.
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