— Si j’étais ce robot, aurais-je dans mon cerveau la place pour loger les vingt mille années d’histoire de ces millions de mondes différents ?
— J’ignore la capacité des cerveaux robotiques. J’ignore la capacité du vôtre. Mais si vous n’avez pas la capacité suffisante, alors ces informations, que vous ne pouvez contenir, vous devez les avoir stockées quelque part en sûreté et de façon qu’elles vous soient facilement accessibles. Si vous détenez ces informations dont j’ai besoin, comment pouvez-vous me les refuser ? Et si vous ne pouvez me les refuser, comment alors pouvez-vous nier que vous êtes un robot – et plus précisément ce robot : le Renégat ? »
Seldon se carra dans son siège et exhala un gros soupir. « C’est pourquoi je vous repose la question : êtes-vous ce robot ? Si vous voulez la psychohistoire, alors vous devez l’admettre. Si vous persistez à le nier, et si vous parvenez à me convaincre que vous ne l’êtes pas, alors mes chances de concrétiser la psychohistoire se réduisent considérablement. A vous donc de décider. Êtes-vous un robot ? Êtes-vous Da-Nee ? »
Et Hummin répondit, toujours aussi imperturbable : « Vos arguments sont irréfutables. Je suis R. Daneel Olivaw. Le “ R ” signifie “ robot ”.
R. Daneel Olivaw s’exprimait tout aussi calmement mais Seldon crut déceler un changement subtil dans sa voix, comme s’il était plus à l’aise maintenant qu’il n’avait plus un rôle à jouer.
« En vingt mille ans, dit Daneel, personne n’a deviné que j’étais un robot, aussi longtemps que je n’ai pas jugé bon de le faire savoir. Parce que les hommes avaient abandonné les robots depuis si longtemps que bien peu se rappelaient leur existence. Mais aussi parce que j’ai effectivement la capacité de détecter et de modifier les émotions humaines. La détection ne présente aucune difficulté, mais l’altération des émotions soulève pour moi des problèmes dus à ma nature de robot – même si je peux le faire quand bon me semble. J’en suis techniquement capable mais je dois d’abord dépasser ma volonté de ne pas y recourir. J’essaie de ne jamais interférer, sauf quand je n’ai pas d’autre choix. Dans ce cas, il est rare que je fasse plus que donner un coup de pouce, le plus infime possible, à ce qui est déjà latent. Et si je peux parvenir à mes fins sans cette intervention minimale, alors je l’évite.
« Je n’ai pas eu besoin de manipuler Maître-du-Soleil Quatorze pour l’amener à vous recevoir – remarquez que je parle de “ manipuler ” car cela n’a rien d’une tâche agréable. Je n’ai donc pas eu à le manipuler parce qu’il était en dette à mon égard et que c’est un homme d’honneur, malgré les bizarreries que vous avez pu noter chez lui. Je suis effectivement intervenu la seconde fois, quand vous aviez commis un sacrilège à ses yeux, mais je n’ai pas eu grand-chose à faire : il n’était pas pressé de vous remettre aux autorités impériales qu’il n’aime pas. Je me suis contenté de renforcer un peu cette aversion et il s’est empressé de vous remettre entre mes mains, en acceptant mes arguments qu’en temps normal il aurait jugés spécieux.
« Vous non plus, je ne vous ai pas spécialement manipulé. Vous vous méfiez aussi des Impériaux. C’est le cas de la plus grande partie de l’humanité de nos jours, ce qui est un facteur important du déclin et de la détérioration de l’Empire. Qui plus est, vous étiez fier de la psychohistoire en tant que concept, fier d’en avoir eu l’idée. Vous n’étiez pas gêné d’avoir à prouver que c’est une discipline applicable. Cela ne pouvait que renforcer votre orgueil. »
Seldon plissa le front et remarqua : « Pardonnez-moi, Maître Robot, mais je n’ai pas conscience d’être un tel monstre d’orgueil. »
Daneel sourit benoîtement : « Vous n’êtes absolument pas un monstre d’orgueil. Vous êtes parfaitement conscient qu’il n’est ni admirable ni utile d’être mû par l’orgueil ; vous tentez de refréner cette pulsion, mais vous pourriez aussi bien regretter d’être mû par les battements de votre cour. Vous ne pouvez empêcher ni l’un ni l’autre. Même si vous vous dissimulez votre orgueil à vous-même pour préserver votre tranquillité d’esprit, vous ne pouvez me le dissimuler. Je n’ai eu qu’à le renforcer imperceptiblement pour qu’aussitôt vous soyez prêt à prendre des mesures destinées à vous cacher de Demerzel, mesures qui vous auraient fait hésiter quelques instants auparavant. Et vous vous êtes retrouvé prêt à travailler sur la psychohistoire avec une ardeur que vous auriez trouvée indigne de vous un peu plus tôt.
« Je ne vis donc pas la nécessité de toucher à autre chose et vous êtes parvenu tout seul à vos conclusions sur les robots. Si j’avais prévu cette éventualité, je serais peut-être intervenu pour l’empêcher, mais mon intuition et mes capacités ne sont pas infinies. Je ne regrette pas d’avoir échoué, car vos arguments sont bons. Il est important que vous sachiez qui je suis et que, de mon côté, je puisse mettre mes dons à votre service.
« Les émotions, mon cher Seldon, sont un puissant moteur de l’action humaine, bien plus puissant que les hommes ne le croient, et vous ne pouvez imaginer ce que peut faire l’intervention la plus minime et à quel point je répugne à y recourir. »
Seldon exhala un gros soupir ; il essayait de s’imaginer en homme mû par son orgueil et le résultat ne lui plaisait guère. « Pourquoi ?
— Parce qu’il est si facile d’en faire trop. J’ai dû empêcher Rachelle de transformer l’Empire en anarchie féodale. J’aurais pu agir de manière brutale, au risque de provoquer un soulèvement sanglant. Les hommes restent des hommes – et les généraux kanites sont presque tous des hommes. Il ne faut à vrai dire pas grand-chose pour éveiller le mépris et la peur des femmes qui sommeillent chez tout homme. C’est peut-être une question biologique qu’en tant que robot je ne suis pas en mesure de saisir complètement.
« Toujours est-il que je n’ai eu qu’à renforcer ce sentiment chez ses officiers pour entraîner l’effondrement de ses plans. Si j’en avais fait un tout petit peu trop, j’aurais échoué dans mon projet : l’occupation sans effusion de sang. Je ne voulais rien d’autre que les mettre hors d’état de résister à l’arrivée de mes soldats. »
Daneel marqua un temps d’arrêt, comme s’il cherchait ses mots, puis il reprit : « Je ne souhaite pas entrer dans le détail mathématique de mon cerveau positronique. Cela dépasse mon entendement, mais peut-être pas le vôtre si vous y prêtez un minimum d’attention. Toujours est-il que je suis gouverné par les Trois Lois de la Robotique qui, traditionnellement, s’énoncent ainsi – ou du moins s’énonçaient ainsi, jadis :
« Un : un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger.
« Deux : un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains, sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi.
« Trois : un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’est pas incompatible avec la Première ou la Deuxième Loi.
« Mais j’avais un… ami, il y a vingt mille ans. Un autre robot. Différent de moi. Impossible de le confondre avec un humain, lui. Mais c’était lui qui avait les pouvoirs mentaux, et c’est par son entremise que j’ai acquis les miens.
« Il lui semblait qu’il aurait dû y avoir une loi encore plus générale que les trois précédentes. Il l’avait baptisée la “ Loi Zéro ”, puisque zéro vient avant un. Elle s’énonce ainsi :
« Zéro : un robot ne peut nuire à l’humanité, ni laisser sans assistance l’humanité en danger.
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