Celui-ci les attrapa, cria, les retourna maladroitement dans ses mains pleines de sang afin de les remettre dans le bon sens et se jeta encore une fois sur l’étranger, qui le fit tomber, lui reprit les couteaux d’un seul geste et maintint longuement un des coudes du garçon au-dessus de son genou, un bras levé, prêt à lui briser les os… Puis il le repoussa, ramassa une nouvelle fois les couteaux et les posa dans les paumes ouvertes du garçon.
Il l’écouta sangloter dans le noir sous le regard des siens.
Il se prépara à s’enfuir à nouveau, non sans jeter un coup d’œil derrière lui.
L’oiseau mutilé sautillait en battant des ailes ; il monta jusqu’au sommet de la dune, ses membres rognés fouettant l’air et le sable. Là, il inclina la tête sur le côté et darda sur l’étranger un regard brûlant.
En bas, les spectateurs semblaient pétrifiés par les flammes dansantes.
L’oiseau s’avança en se dandinant jusqu’à la silhouette affalée et secouée de sanglots du jeune homme, et poussa un cri. Puis il battit à nouveau des ailes, fit entendre un nouveau piaillement aigu et se mit à lui donner des coups de bec dans les yeux.
Le garçon essaya bien de le repousser, mais l’oiseau bondissait en l’air et revenait en piqué s’abattre sur lui dans un envol de plumes ; quand le jeune homme lui brisa une aile et qu’il chut dans le sable, tourné dans la direction opposée, l’oiseau lui expédia en plein visage une giclée de déjections liquides.
Le garçon tomba la tête la première dans le sable, le corps toujours secoué de sanglots.
L’étranger observa les yeux des spectateurs restés en bas tandis que sa cabane s’effondrait sur elle-même et que des tourbillons d’étincelles orange s’enfonçaient dans l’impassibilité du ciel nocturne.
Au bout d’un moment, le shérif et le père de la jeune fille vinrent chercher le jeune homme ; une lune plus tard, la famille de la fille prenait le départ, et, deux lunes plus tard encore, on déposait le cadavre étroitement ficelé du garçon dans un trou fraîchement creusé à même le roc du plus proche affleurement, puis recouvert de pierres.
Les gens de la parcopole refusaient de lui adresser la parole, encore qu’un des commerçants continuât de lui acheter son bois flotté. Les homobiles impétueux et bruyants cessèrent de remonter la piste sablonneuse. Jamais il n’aurait cru qu’ils lui manqueraient. Il planta une petite tente non loin des restes noircis de sa cabane.
La femme cessa de lui rendre visite ; jamais il ne la revit. Il se dit que, de toute façon, il tirait si peu d’argent de son butin qu’il n’aurait pas pu à la fois la payer et se nourrir.
Le pire, comme il ne tarda pas à s’en rendre compte, c’était de n’avoir personne à qui parler.
Cinq lunes après la nuit où il avait mis le feu à sa cabane, il aperçut une petite silhouette assise au loin sur la plage. Il hésita un moment, puis poursuivit sa route.
Arrivé à vingt mètres d’elle, il s’arrêta pour examiner scrupuleusement un morceau de filet de pêche échoué au bord ; il n’avait pas perdu ses flotteurs, et ceux-ci brillaient comme des soleils prisonniers de la terre dans la lumière rasante du matin.
Il lui jeta un regard. Elle était assise en tailleur, les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu au large. Sa robe toute simple était de la couleur du ciel.
Il alla se tenir auprès d’elle et déposa au sol son nouveau sac de toile. Elle ne bougea pas.
Il s’assit à côté d’elle, imita sa position et reporta son regard vers le large, comme elle.
Lorsqu’une centaine de vagues furent venues s’écraser devant eux, il s’éclaircit la voix et dit :
— Deux ou trois fois j’ai eu l’impression d’être observé.
Sma ne répondit pas tout de suite. Les oiseaux de mer pirouettaient dans les airs, lançant des appels dans une langue qu’il ne comprenait toujours pas.
— Les êtres humains ont de tout temps ressenti cela, répondit-elle enfin.
Il aplatit la trace du passage d’un ver des sables.
— Je ne vous appartiens pas, Diziet.
— C’est vrai, répondit-elle en se tournant vers lui. Tu as raison. Tu ne nous appartiens pas. Tout ce que nous pouvons faire, c’est te prier.
— Me prier de quoi ?
— De revenir. Nous avons du travail pour toi.
— De quoi s’agit-il ?
— Eh bien…, fit Sma en lissant sa robe sur ses genoux, il faudrait pousser une bande d’aristos vers le prochain millénaire, et cela de l’intérieur.
— Pourquoi ?
— C’est important.
— Mais tout est important, non ?
— Et cette fois, nous pouvons te payer correctement.
— Vous m’avez déjà très bien payé la dernière fois. Des tas d’argent, un nouveau corps… que peut-on demander de plus ? (Il désigna le sac de toile posé à côté d’elle, puis sa propre personne vêtue de haillons tout tachés de sel.) Ne te méprends pas sur mon apparence. J’ai toujours le butin. Je suis un homme riche ; très riche, même, dans ce monde-ci. (Il regarda les vagues s’enfler en roulant vers eux, puis se briser dans un jaillissement d’écume et repartir vers le large.) Je voulais simplement mener une vie simple pendant quelque temps.
Il fit entendre une espèce de ricanement bref et se dit que c’était la première fois qu’il riait depuis son arrivée.
— Je sais, fit Sma. Mais cette fois, ce que j’ai à te proposer est différent. Comme je te l’ai déjà dit, aujourd’hui nous avons les moyens de te rétribuer décemment.
Il la regarda.
— Ça suffit. Assez de mystère. Où veux-tu en venir ?
Elle lui rendit son regard. Il dut lutter pour ne pas détourner les yeux.
— Nous avons retrouvé Livuéta, déclara-t-elle.
Il la regarda droit dans les yeux pendant quelques instants, puis battit des paupières et se détourna. Il s’éclaircit la gorge, reporta son regard sur la mer miroitante et dut renifler, puis s’essuyer les yeux. Sma le vit poser lentement une main sur sa poitrine sans même s’en rendre compte, et se mettre à frotter la peau, juste au-dessus du cœur.
— Ah bon ? Tu es sûre ?
— Oui, nous en sommes certains.
Il laissa courir son regard au-dessus des vagues et comprit brusquement qu’elles ne lui apportaient plus rien, plus de bois flotté, plus de messagers pour lui offrir le butin des lointaines tempêtes ; au lieu de cela, elles devenaient une voie, un itinéraire, une opportunité d’une autre espèce qui, de loin, lui faisait signe.
C’est donc aussi simple que ça ? se demanda-t-il. Un seul mot, un seul nom dans la bouche de Sma et me voilà prêt à partir, à prendre mon envol en même temps que les armes, pour leur compte ? Et tout cela pour elle ?
Il attendit que plusieurs vagues aient crû, puis décru. Les mouettes poussaient leur plainte. Puis il soupira.
— Très bien, fit-il, en passant une main dans ses cheveux emmêlés et collés. Dis-moi tout.
— Il n’empêche, insista Skaffen-Amtiskaw. La dernière fois qu’il a fallu en passer par cette comédie, Zakalwe a complètement débloqué en se laissant coincer dans ce Palais d’Hiver.
— Je te l’accorde, répondit Sma. Mais ça ne lui ressemblait pas. Bon, admettons qu’il ait échoué une fois… sans qu’on sache pourquoi. Mais maintenant qu’il a eu le temps de s’en remettre, peut-être attend-il justement l’occasion de montrer de quoi il est encore capable. Peut-être est-il impatient qu’on le retrouve.
— Ciel, soupira le drone. Voilà Sma-la-Cynique qui prend ses désirs pour des réalités, maintenant. Si ça se trouve, toi aussi tu es en train de perdre les pédales.
— Oh, la ferme !
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