Il s’était toujours dit qu’il devait y avoir quelque chose de cyclique, une certaine régularité, dans ces inondations de sable, mais il ne se décidait jamais à y réfléchir plus avant. Quoi qu’il en soit, tous les deux ou trois jours il prenait sa petite carriole en bois et partait cahin-caha pour la parcopole, afin de vendre ses trouvailles engendrées par la mer et d’engranger de l’argent, ce qui lui permettait de se nourrir et de payer la fille qui venait dans sa hutte environ une fois par semaine.
Chaque fois qu’il s’y rendait, il trouvait la parcopole changée : les rues se créaient ou se dissolvaient à mesure que les homobiles arrivaient et repartaient ; tout dépendait de l’endroit où les gens choisissaient de se garer. Il existait quelques points de repère plus ou moins statiques tels que l’enclos du shérif, le stock de carburant, la forge itinérante et la zone où tenaient boutique les caravanes-ateliers, mais même ces endroits-là changeaient lentement de place, et tous leurs éléments subissaient un va-et-vient constant, si bien que la topologie de la parcopole n’était jamais la même d’une visite à l’autre. Il retirait une satisfaction secrète de cette forme de permanence sans cesse remise en question, et ne détestait pas autant s’y rendre qu’il voulait bien le croire.
Le chemin de la parcopole était instable et creusé d’ornières, et jamais il ne raccourcissait. L’homme espérait toujours que les errements de la parcopole rapprocheraient progressivement de lui son agitation, ses lumières, mais cela n’arrivait jamais ; il se consolait en songeant que, si la parcopole se rapprochait, alors les gens feraient de même, apportant avec eux leur curiosité bon enfant.
Il y avait une jeune fille, à la parcopole, la fille d’un des revendeurs avec qui il faisait affaire, qui semblait se soucier de lui plus que les autres ; elle sortait de la caravane de son père pour lui confectionner des boissons et lui apporter des sucreries. Elle ne lui disait presque jamais rien, se contentant de lui passer discrètement ses dons en souriant timidement avant de repartir d’un bon pas, toujours avec son oiseau de mer familier aux ailes rognées qui la suivait partout en se dandinant et en poussant des cris rauques.
Il ne lui disait rien qu’il ne soit obligé de lui dire, et se gardait soigneusement d’admirer sa fine silhouette brune. Il ne connaissait pas les règles en vigueur dans ce pays quand on désirait faire sa cour, et, s’il lui avait toujours paru plus facile d’accepter la nourriture et la boisson qu’elle lui offrait, il ne désirait pas se mêler davantage à la vie de ces gens. Il se disait que la jeune fille et sa famille s’en iraient bientôt et acceptait ses offrandes en hochant la tête, mais sans sourire ni dire un mot, et ne finissait pas toujours ce qu’on lui donnait. Il avait remarqué un jeune homme qui semblait toujours se trouver dans les parages quand la jeune fille le servait, et plusieurs fois il avait croisé son regard ; il avait alors compris que celui-là voulait la fille pour lui, et chaque fois il avait détourné les yeux.
Le jeune homme en question l’avait suivi un jour, comme il revenait vers sa cabane en coupant à travers dunes. Il l’avait rattrapé et avait tenté de le faire parler ; puis il lui avait donné une claque sur l’épaule et lui avait vociféré sous le nez. Lui-même avait feint de ne pas comprendre. Son agresseur avait tracé dans le sable, à ses pieds, des lignes qu’il s’était empressé d’effacer avec sa carriole tout en regardant, les paupières battantes, les mains sur les poignées, le jeune homme qui criait de plus en plus fort et qui finit par tracer une autre ligne dans le sable, entre eux deux.
Au bout d’un moment, il se lassa de la scène ; comme le jeune homme lui tapait à nouveau sur l’épaule, il lui saisit le bras et le tordit, forçant l’autre à s’agenouiller dans le sable. Il le laissa quelques instants dans cette position en continuant de lui tordre le bras, de manière (espérait-il) à ne rien lui casser, mais suffisamment fort pour handicaper le jeune homme une minute ou deux, le temps qu’il reprenne sa carriole et la pousse laborieusement jusque de l’autre côté des dunes.
Ça avait marché.
Deux nuits plus tard – le lendemain de la visite hebdomadaire de l’autre femme, à l’occasion de laquelle il lui avait parlé du redoutable vaisseau de guerre, des deux sœurs et de l’homme qui n’était pas encore pardonné – la jeune fille vint frapper à sa porte. L’oiseau de compagnie aux ailes coupées resta dehors à sautiller et croasser. Elle lui dit en pleurant qu’elle l’aimait, qu’elle s’était disputée avec son père ; il essaya de la repousser, mais elle se glissa par-dessous son bras et se jeta sur son lit en sanglotant.
Il se retourna vers la nuit sans étoiles et plongea son regard dans les yeux de l’oiseau mutilé, silencieux. Puis il marcha vers le lit et en détacha de force la jeune fille, qu’il jeta dehors sans ménagement avant de claquer la porte et de la fermer à double tour.
Les cris de la fille et les piaillements de l’oiseau s’infiltrèrent quelque temps à travers les planches disjointes, comme les coulées de sable. Il se boucha les oreilles et remonta ses couvertures crasseuses sur sa tête.
La nuit suivante, la famille de la fille, accompagnée du shérif et d’une vingtaine de personnes, débarqua de la parcopole.
On venait de la trouver morte sur le sentier de sa hutte. Elle avait été rouée de coups et violée. Il sortit sur le seuil et, observant le groupe à la lueur de ses torches, rencontra le regard du jeune homme qui avait voulu la jeune fille pour lui. Alors il comprit.
Il n’y avait rien qu’il pût faire, car la culpabilité qu’il lisait dans une seule paire de prunelles était éclipsée par la lueur de vengeance qui animait les autres, trop nombreuses ; aussi referma-t-il brusquement la porte avant de foncer tout droit à travers les planches branlantes du fond de sa cabane et de s’élancer dans les dunes et dans la nuit.
Il se battit contre cinq d’entre eux, cette nuit-là, et fut bien près d’en tuer deux. Puis il tomba sur le jeune homme et l’un de ses amis, revenus, sans grand enthousiasme, le chercher aux alentours du sentier.
Il assomma l’ami et prit le jeune homme à la gorge. Puis il s’empara de leurs couteaux et obligea le jeune homme à revenir avec lui à sa cabane en plaquant une des lames contre sa gorge.
Là, il mit le feu à la cabane.
Lorsque la lumière des flammes eut attiré une douzaine d’hommes, il alla se tenir sur la plus haute dune surplombant directement la plage, retenant toujours le garçon d’une main.
Les gens de la parcopole contemplèrent, le visage levé, l’étranger éclairé par les flammes. Alors il laissa choir le jeune homme dans le sable et lui jeta les deux couteaux.
Celui-ci les ramassa et chargea immédiatement.
L’étranger s’écarta, laissa le jeune le manquer, et le désarma aussitôt. Puis il reprit les deux couteaux et les jeta, garde tournée vers le bas, dans le sable aux pieds du garçon. Ce dernier repartit à l’assaut, une lame dans chaque main. Une fois encore – sans qu’on le voie bouger, ou presque – il laissa le jeune homme s’écraser au sol à côté de lui et lui reprit prestement les couteaux. Puis il le fit trébucher et, tandis qu’il gisait à plat ventre sur la dune, encore incapable de se relever, lança les couteaux, qui s’enfoncèrent dans le sable avec un bruit mat, de part et d’autre de sa tête, à un centimètre de ses tempes. Le jeune homme hurla, dégagea les deux lames et les lança vers l’étranger.
Il les entendit siffler à ses oreilles, et ce fut à peine si sa tête bougea. Les gens qui contemplaient la scène, tout en bas, tournèrent la tête pour suivre la trajectoire que les couteaux avaient forcément dû emprunter avant de se perdre dans les dunes, derrière eux. Or, quand leurs yeux revinrent se fixer sur l’étranger, incrédules, les spectateurs virent que celui-ci tenait dans ses mains les deux lames cueillies dans les airs. Alors il les jeta à nouveau vers le jeune homme.
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