Au commencement du Commonwealth, il n’y avait que quatre transchangeurs en activité : ceux de Tau Ceti, de Rehbollo, de Flatland, et Transchangeur I. À mesure que de nouveaux apparurent, les angles d’approche possibles pour chaque sortie se resserrèrent. Au bout d’une douzaine, il devint évident que pour revenir au transchangeur de Tau Ceti, il fallait traverser la couronne de tachyons qui encerclait un autre transchangeur à environ 115 degrés de longitude est et 40 degrés de latitude nord ; ce qui correspondait à peu près aux coordonnées terrestres de Pékin. D’où le surnom de New Beijing donné à la colonie de Silvanus, la quatrième planète de Tau Ceti.
Il suffit qu’un vaisseau entre en contact avec lui pour que le point d’un transchangeur s’agrandisse, mais uniquement en deux dimensions. Il forme alors un trou dans l’espace perpendiculaire à la direction du vaisseau, et de forme identique à la coupe transversale de la partie en train de le traverser. Projetés sur le bord de l’ouverture, les tachyons deviennent plus lents que la vitesse de la lumière, ce qui fait apparaître un anneau violet de radiations Soderstrom.
Là où un observateur placé devant le transchangeur voit le vaisseau disparaître dans un orifice bordé de violet, un autre, placé à l’arrière, ne voit qu’une zone totalement noire au milieu d’un champ d’étoiles ; cette zone obscure ayant, bien sûr, la même silhouette que le vaisseau.
Une fois le vaisseau passé, le transchangeur se rétracte sur lui-même jusqu’à redevenir un point, dans l’attente d’un nouveau voyageur intergalactique…
Thor fit résonner dans tout le vaisseau les cinq coups de tambour électroniques en crescendo annonçant un transfert imminent. L’écran numéro deux de Keith se divisa en deux parties, la fenêtre de gauche représentant l’espace ordinaire où le transchangeur demeurait invisible, celle de droite, une simulation basée sur les données hyperspatiales où un point blanc brillant sur fond vert entouré d’une sphère de lignes orange figurait le transchangeur et sa couronne de tachyons.
— C’est bon, dit Keith. Allons-y.
— À vos ordres, boss, répondit Thor en s’exécutant.
Starplex parcourut les vingt kilomètres qui le séparaient du transchangeur et toucha le point. Celui-ci s’agrandit pour prendre la forme du profil en losange du vaisseau qui disparut dans ses lèvres violettes. La bulle holographique qui entourait le pont représenta les deux champs d’étoiles dissonants, la houleuse discontinuité qui les séparait se déplaçant de la proue à la poupe à mesure que le vaisseau progressait. Après son passage, le transchangeur se rétracta et disparut.
Ils étaient dans le bras de Persée, à dix mille années-lumière de la planète du Commonwealth la plus proche.
— Le passage s’est effectué sans problème, annonça Thor.
L’hologramme de son visage flottait au-dessus de la station de travail de Keith, entouré par l’arrière de son crâne dont la masse rousse semblait engloutir comme une mer orange ses traits taillés à la serpe.
— Bon travail, fit Keith. Envoyez une balise.
Thor acquiesça d’un signe de tête et tapa sur son clavier. Le transchangeur avait beau être visible dans l’hyperespace, son repérage deviendrait délicat si l’équipement radio hyperspatial de Starplex tombait en panne. Dans ce cas, la bouée qui émettait des ondes électromagnétiques ordinaires et contenait son propre hyperscope leur servirait de phare.
Jag se leva et désigna de nouveau les étoiles clignotantes. Thor fit tourner la bulle holographique afin de les déplacer vers l’avant de la salle.
Lianne Karendaughter, accoudée à sa console, son fin menton délicatement posé dans sa main, demanda :
— Alors, pourquoi clignotent-elles ?
Derrière elle, Jag haussa ses quatre épaules à la manière waldahud.
— Évidemment, il ne peut pas s’agir de perturbations atmosphériques, dit-il. Les spectographies confirment que nous nous trouvons dans un vide de l’espace ordinaire. Mais il y a quelque chose entre notre vaisseau et les étoiles. Quelque chose d’opaque – au moins partiellement – et de mobile.
— Une nébuleuse non lumineuse ? suggéra Thor.
— Ou peut-être, si je peux me permettre cette remarque, un nuage de poussière, intervint Losange.
— J’ai besoin de savoir à quelle distance il se trouve avant de me prononcer, répondit Jag.
Keith hocha la tête.
— Thor, lancez un faisceau laser vers… vers ça.
Les épaules de Thor bougèrent, indiquant qu’il tapait des instructions sur son clavier.
— Lancé, indiqua-t-il.
Trois compteurs digitaux se matérialisèrent dans la bulle holographique, chacun d’eux augmentant à une vitesse différente suivant les plus petites unités de temps en vigueur sur les trois planètes. Keith regarda celui indiquant les secondes.
— Retour lumière à soixante-douze secondes, annonça Thor. Quoi que ce soit, ce truc est bigrement proche – environ onze millions de klicks.
Jag consulta ses écrans.
— D’après notre télescope hyperspatial, sa masse serait énorme : au moins seize fois la masse totale des planètes d’un système solaire typique.
— Il ne s’agit donc pas de vaisseaux, conclut Rissa, déçue.
Jag haussa ses épaules inférieures.
— Probablement pas. Ou, au mieux, d’une gigantesque flotte de vaisseaux qui éclipseraient les étoiles au gré de leurs déplacements individuels, et dont les générateurs de gravité artificielle créeraient des entailles dans l’espace-temps. Mais je n’y crois pas trop.
— Rapprochons-nous encore, ordonna Keith. Thor, transportez-nous à environ la moitié de notre distance actuelle. Six millions de klicks de la périphérie du phénomène. Peut-être verrons-nous mieux à quoi nous avons affaire.
Le visage minuscule et la grosse tête derrière lui acquiescèrent en chœur.
— À vos ordres, boss.
Tout en rapprochant Starplex, Thor le fit pivoter afin de placer le pont numéro un vers l’avant. Les propulseurs pouvaient entraîner le vaisseau dans n’importe quelle direction quelle que soit son orientation, mais le pont numéro un était le seul à posséder deux radiotélescopes et quatre télescopes optiques.
À mesure qu’ils se rapprochaient, il devint évident que ce qui éclipsait les étoiles en arrière-plan était relativement dense et massif. Les étoiles disparaissaient de manière plus brutale maintenant. Mais ils manquaient de lumière pour voir clairement ce qui se passait. L’étoile classe A la plus proche était beaucoup trop lointaine. Si lointaine que tout ce qu’ils parvenaient à distinguer se limitait à une suite d’ombres d’une imprécision exaspérante.
— Aucune émission radio ? demanda Keith.
Fidèle à sa nouvelle habitude, il avait désactivé l’hologramme du visage de Lianne qui flottait par défaut au-dessus de sa console. Plusieurs fois auparavant, il s’était surpris à le contempler sans raison, ce qui l’avait mis d’autant plus mal à l’aise que Rissa était assise juste à côté de lui.
— Rien de spécial, répondit la jeune femme. Juste des bribes de sons de quelques milliwatts de temps à autre près de la longueur d’ondes vingt et un centimètres, mais ils se fondent rapidement dans le reste des micro-ondes du rayonnement du fond du ciel.
Keith se tourna vers Jag, assis à sa gauche.
— Des suggestions ?
Plus ils se rapprochaient, plus la frustration du Waldahud devenait évidente. La fourrure hérissée en touffes, il répondit :
— Une ceinture d’astéroïdes me paraît peu probable, surtout aussi loin de l’étoile la plus proche. Et ça me semble bien trop dense pour venir du nuage Oort de A.
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