Robert J. Sawyer
Starplex
« La quête morale de l’univers est une longue parabole qui s’incline vers la justice. »
Martin LUTHER KING Jr
La note risquait d’être salée.
La gravité neutralisée, Keith Lansing flottait en g-zéro. Mais aujourd’hui, cette sensation habituellement si apaisante ne parvenait pas à le calmer. Il secoua la tête avec agacement. Sûr que la réparation des dégâts causés à Starplex s’élèverait à plusieurs millions ! Sans compter tous les citoyens du Commonwealth qui avaient trouvé la mort dans l’accident et dont il ignorait encore le nombre (une information que l’enquête qui allait suivre – et dont il craignait le pire – ne manquerait certainement pas de lui fournir…).
Qu’allait-il advenir de leurs incroyables découvertes ? De leur premier contact avec les Génoirs ? Tous leurs efforts allaient-ils être annihilés par des conflits politiques ou une guerre interstellaire ?
Keith pressa le bouton vert marqué « GO » sur la console devant lui. Sa navette se dégagea du mur du fond de la baie d’arrimage dans une détonation qui se répercuta à travers le métal transparent de la coque. Tous les détails du voyage étaient programmés dans l’ordinateur : décollage, vol et entrée dans le transchangeur, sortie à la périphérie du système de Tau Ceti, jusqu’à l’arrivée sur l’une des baies d’arrimage de Grand Central, la station spatiale des Nations Unies qui contrôlait les allées et venues à travers le transchangeur le plus proche de la Terre.
Keith n’aurait donc rien d’autre à faire au cours du trajet que de penser à ce qui venait d’arriver… Une perspective qui ne le réjouissait guère.
Pourtant, il fallait bien reconnaître que la facilité d’un tel voyage représentait en soi un véritable miracle. Traverser la moitié de la galaxie en un clin d’œil était devenu une affaire de routine, et l’on était bien loin désormais de l’excitation qui régnait dix-huit ans plus tôt quand Keith commençait à peine à explorer le réseau des transchangeurs – ce vaste ensemble de passages, apparemment artificiels, qui trouaient la galaxie et permettaient de se déplacer instantanément d’un point à un autre. À cette époque, il considérait presque ces déplacements comme de la magie. Il est vrai qu’à peine vingt ans plus tôt il avait fallu réunir tous les moyens matériels imaginables pour installer la colonie de New Beijing sur Tau Ceti IV qui n’était qu’à 11,8 années-lumière de Sol, et celle de New New York sur Epsilon Indi III, juste 11,2 années-lumière au-delà. Tandis qu’aujourd’hui les humains se promenaient aussi facilement dans la galaxie qu’autrefois sur un réseau routier.
Et pas seulement les humains. Car si les inventeurs des transchangeurs restaient toujours mystérieux, on avait découvert d’autres formes de vie intelligentes dans la Voie lactée, tels les Waldahuds et les Ebis qui, onze ans plus tôt, avaient fondé le Commonwealth des Planètes en accord avec les humains et les dauphins.
La navette de Keith atteignit l’extrémité de la baie d’arrimage numéro douze et s’élança dans l’espace. Cette grosse bulle transparente était conçue pour assurer la survie de son unique occupant pendant près de deux heures. L’épais boudin blanc qui l’encerclait renfermait tous les équipements de survie et les propulseurs de manœuvre. Keith jeta un coup d’œil au vaisseau mère derrière lui.
Au-dessus et au-dessous de la zone d’arrimage située le long du grand disque central, les modules d’habitation imbriqués quatre par quatre formaient des triangles qui entrèrent bientôt dans son champ de vision.
Il grimaça devant l’ampleur des dégâts : toutes les fenêtres des quatre modules d’habitation inférieurs étaient noires, et de fines rayures de laser roussies zébraient la surface du disque central. Lorsque sa navette s’abaissa, Keith aperçut un trou béant sur une hauteur de dix plates-formes – énorme cylindre rempli d’étoiles.
« Sûr que la note va être salée, se répéta-t-il silencieusement. Sacrement salée ! »
Se détournant de Starplex, il observa l’espace à travers la bulle transparente de son vaisseau. Il y avait bien longtemps qu’il avait cessé de scruter les cieux à la recherche d’un nouveau transchangeur. Sortes de points infinitésimaux, ces passages demeuraient invisibles tant qu’un objet n’entrait pas en contact avec eux, ce qu’allait faire sa navette dans… – il jeta un coup d’œil à sa console – quarante secondes. Ensuite, ils avalaient tout ce qui les traversait.
Keith resterait environ huit heures à Grand Central, assez longtemps pour rapporter l’attaque subie par Starplex au Premier ministre Petra Kenyatta, puis il retraverserait le transchangeur en sens inverse. Il ne restait plus qu’à espérer que, d’ici là, Jag et Longuebouteille auraient du nouveau concernant l’autre problème qui se posait à eux.
Les propulseurs de manœuvre s’enclenchèrent suivant un schéma complexe. Pour sortir du réseau de passages à Tau Ceti, Keith devait pénétrer le transchangeur par le haut et vers l’arrière. Les étoiles parurent basculer quand la navette modifia sa course pour prendre l’angle requis, puis…
… il toucha le point. Sous la coque transparente, Keith vit l’embrasement violet de la cassure entre les deux zones d’espace, champs d’étoiles dissonants devant et derrière lui. À l’arrière, l’inquiétante lumière verte de la région qu’il quittait, et vers l’avant la nébulosité rose…
Nébulosité ? Keith fronça les sourcils. C’était impossible. Pas à Tau Ceti.
La sortie de la navette hors du transchangeur confirma ses doutes : il n’avait pas atteint l’endroit voulu. Face à lui, une magnifique nébuleuse rosée, telle une main à six doigts, couvrait le ciel sur quatre degrés. Keith fit pivoter la navette sur elle-même de façon à observer le paysage qui l’entourait. Il connaissait parfaitement les constellations visibles depuis Tau Ceti, qui ressemblaient en version plus inclinée à celles observables de la Terre, telles la constellation de Boötes où se trouvaient la brillante Arctiris et Sol lui-même. Un simple coup d’œil lui suffit pour constater que le champ d’étoiles dans lequel il évoluait en ce moment lui était totalement inconnu.
L’adrénaline afflua dans ses vaisseaux sanguins. De nouvelles zones d’espace devenaient sans cesse accessibles grâce à l’apparition de sorties supplémentaires dans le réseau des transchangeurs – et, de toute évidence, celle qu’il venait de prendre était une toute nouvelle venue qui réduisait encore l’écart de l’angle permettant d’atteindre Tau Ceti.
Keith lutta contre le sentiment de panique qui le gagnait. Après tout, il devrait retrouver sa destination d’origine sans trop de difficultés. Pour cela, il suffisait qu’il pénètre à l’intérieur du transchangeur par un chemin légèrement différent, en prenant soin de ne pas s’éloigner un instant du centre mathématique du cône des angles possibles pour Grand Central.
Dire qu’il venait encore de découvrir une nouvelle région ! La cinquième en un an. Il y avait vraiment de quoi regretter d’avoir dû désosser le futur Starplex II en cours de construction pour récupérer une partie de ses pièces ! À ce rythme-là, ils auraient bien eu besoin d’un second vaisseau d’exploration.
Keith s’assura que les paramètres qui lui permettraient de revenir sur les lieux étaient bien entrés dans son enregistreur de vol. Apparemment, les instruments fonctionnaient sans problème. Malgré son instinct qui le poussait à découvrir cette nouvelle zone, il décida de poursuivre sa route : non seulement, l’autonomie des navettes ne permettait que de brefs voyages à travers les transchangeurs, mais surtout, il ne disposait plus que de… – il jeta un coup d’œil à sa montre-implant – quarante-cinq minutes avant le début de sa réunion. Il se pencha sur son tableau de bord, tapa ses instructions pour un nouveau passage, lut les paramètres qui l’avaient amené jusque-là… et se redressa, surpris. De toute évidence, il était sorti à l’angle exact pour Tau Ceti. Jusqu’alors, les transchangeurs s’étaient avérés fiables, il n’avait jamais entendu parler d’une entrée effectuée selon les bons paramètres qui aurait abouti à une mauvaise sortie. Et pourtant…
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