Starplex continuait à avancer.
— Spectroscopie ? demanda Keith.
— Quels que soient ces objets, aboya Jag, ils ne sont pas lumineux. Quant au spectre d’absorption de la lumière des étoiles dans les zones les moins opaques, il présente un schéma typique de poussière interstellaire. Je m’attendais à une absorption nettement supérieure.
Il se tourna vers Keith pour ajouter :
— De toute façon, il n’y a pas assez de lumière pour réellement voir ce qui se passe. Il faudrait envoyer une torche à fusion.
— S’il s’agit de vaisseaux, ils risquent de se méprendre et de croire à une attaque.
— Ce ne sont pas des vaisseaux, affirma sèchement Jag. Ou alors de taille planétaire.
Keith regarda Rissa, l’image holographique de Thor et de Losange, et l’arrière du crâne de Lianne. Personne n’émettant d’objection, il déclara :
— D’accord. Essayons.
Jag se leva et vint se placer derrière Losange à la station des Opérations externes. Keith sourit en les voyant converser, Jag aboyant comme un chien en furie, Losange lui répondant par un jeu de lumières. PHANTOM ne prit pas la peine de traduire leur conversation privée, que Keith écouta pourtant dans l’intention de mettre à l’épreuve ses connaissances en waldahud. Très difficile à prononcer pour un natif de langue anglaise, le waldahud possédait une grammaire variable en fonction des interlocuteurs (par exemple, les Waldahuds mâles ne pouvaient s’adresser à une femelle qu’au conditionnel ou au subjonctif). En revanche, dans sa forme la plus polie, on évitait au maximum l’emploi de noms spécifiques, susceptibles de faire apparaître des problèmes de terminologie entre les personnes. Pendant toute la discussion, Jag resta appuyé contre la station de travail de Losange, préférant, comme la plupart des Waldahuds, ne pas se laisser tomber sur ses quatre membres postérieurs en présence d’humains.
Dès qu’ils se furent entendus sur les caractéristiques de la torche, ils transmirent leurs conclusions à Lianne aux OpIns, qui donna l’ordre de couvrir toutes les fenêtres des ponts un à trente. Elle rabattit également les couvertures protectrices sur les caméras et les radars extérieurs.
Finalement, Losange envoya la torche à fusion, une boule d’environ deux mètres de diamètre, qui suivit le trajet horizontal d’un tube conducteur de masse avant de déboucher sur le bord externe du disque central et de se lancer dans l’espace. Quand elle fut à vingt mille klicks au-dessus du vaisseau, Losange programma la mise à feu. La boule s’enflamma comme un soleil miniature pendant huit secondes.
Vingt secondes plus tard, sa lumière éclairait le phénomène à l’origine du clignotement des étoiles. Il lui fallut vingt-quatre secondes (soit trois fois le temps d’une impulsion lumineuse) pour balayer par bandes circulaires successives l’ensemble de sa surface sphérique, dont on estima alors le diamètre à sept millions de kilomètres. Losange regroupa les différentes images reçues de façon à obtenir une vue générale du phénomène comme s’il avait été éclairé en une seule fois, et l’équipage put enfin contempler son hologramme tout autour du pont.
Il y avait là des dizaines de sphères grises et noires, toutes si sombres que leur côté illuminé brillait à peine plus que celui resté dans l’ombre.
— Toutes ces sphères ont à peu près la taille de Jupiter, remarqua Thor, penché sur ses relevés. La plus petite mesure 110 000 klicks de diamètre ; la plus grosse 170 000. Elles sont agglomérées dans un volume sphérique de sept millions de klicks, c’est-à-dire cinq fois le diamètre de Sol.
Chaque globe ressemblait effectivement à une photographie en noir et blanc de Jupiter, la ceinture de nuages en moins. En revanche, des nuages (ou du moins ce qui était à l’origine des traces sur la surface visible) s’enroulaient de l’équateur aux pôles, ce qui suggérait une quasi-absence de rotation. Le brouillard diaphane de gaz ou de particules entre les différentes sphères était sans doute responsable en grande partie de l’effet de clignotement qui avait attiré l’attention de l’équipage. L’ensemble – les sphères et le brouillard qui les entourait – faisait penser à des roulements à bille d’acier enfouis dans une pile de bas de soie noirs.
— Comment peuvent-ils… ? aboya Jag.
Et Keith sut immédiatement ce qu’il allait dire.
Comment des objets de la taille de planètes pouvaient-ils rester aussi proches les uns des autres ? Il y avait peut-être dix fois leur diamètre entre les plus proches d’entre eux, et quinze fois entre les plus éloignés. Normalement, la gravité des plus gros aurait dû attirer les plus petits et transformer l’ensemble en une seule masse compacte. S’il s’agissait d’un groupement naturel, il était obligatoirement très récent… Finalement, le mystère ne faisait que s’épaissir.
Sur Terre, les cellules renferment des mitochondries qui transforment les aliments en énergie, des undulopodia (sortes de flagelles comme ceux qui propulsent les spermatozoïdes), et, dans les plantes, des plastes qui stockent la chlorophylle. À l’origine, les ancêtres de ces organites évoluaient indépendamment en milieu liquide. Puis ils se regroupèrent en symbiose dans un être hôte dont l’ADN est maintenant enfermé séparément dans un noyau. Pourtant, quelques organites actuels contiennent toujours les vestiges de leur propre ADN.
Sur Flatland, différents êtres primitifs ont également appris à travailler en symbiose, mais à une échelle beaucoup plus importante. Ainsi, un Ebi provient-il de la combinaison de sept formes de vie élaborées, d’où son nom signifiant « Entité biointégrée ».
Les sept parties qui le composent sont la cosse , la créature en forme de pastèque qui contient la solution hypersaturée dans laquelle évoluent les cristaux du cerveau principal ; la pompe, la structure digestive et respiratoire qui entoure la cosse comme un sweat-shirt bleu noué autour d’un ventre rebondi et d’où pendent des bras tubulaires pour l’alimentation et l’excrétion ; les deux roues, cercles de chair enrobés de quartz ; le cadre, sorte de châssis gris servant d’axe pour les roues et de points d’ancrage pour les autres éléments ; le faisceau, seize cordes de couleur cuivre amoncelées devant la pompe au repos, mais pouvant s’étendre comme des tentacules si nécessaire ; et le filet, le réseau sensoriel qui recouvre la pompe, la cosse et la partie supérieure du cadre.
Le filet possède un œil et un point bioluminescent à chaque intersection de deux fils ou plus. Même s’ils n’ont pas d’organe de la parole, les Ebis entendent avec une acuité identique à celle des chiens et acceptent avec bonne humeur les noms sonores dont les affublent les membres des autres races. C’est ainsi que le directeur des OpExs de Starplex fut prénommé Losange, le géologue en chef, Flocon de neige, l’ingénieur en hyperpropulsion, Vendi (diminutif de « diagramme de Venn »), et la biochimiste qui travaillait avec Rissa sur l’un des plus importants projets scientifiques de l’histoire, Petit wagon.
Depuis 1972, année où le Club de Rome avait évoqué pour la première fois une limitation de la croissance humaine, les choses avaient bien changé. Avec la conquête de l’espace, l’humanité n’avait plus aucune raison de surveiller son développement. Fini le temps des 2,3 enfants conseillés par famille ; aujourd’hui on pouvait avoir 2 × 103 enfants sans s’inquiéter de l’espace disponible. L’argument selon lequel les plus âgés devaient mourir pour laisser la place aux suivants était devenu caduc.
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