Rione donnait l’impression d’avoir avalé un truc infâme. « C’est effectivement une possibilité. Mais nous n’avons aucun moyen de la vérifier. Notre ignorance est beaucoup trop grande.
— Nous avons beaucoup appris. Et nous apprendrons davantage. » Du moins Geary l’espérait-il.
Les boules de débris en expansion de ce qui avait été naguère les épaves de l’Opportun, du Cœur de Lion, du croiseur lourd Armet et du croiseur léger Cercle se trouvaient déjà loin derrière la flotte de l’Alliance, qui piquait sur les points de saut pour Anahalt et Dilawa. Geary avait ramené sa vélocité à 0,04 c pour permettre aux bâtiments les plus endommagés, tels que le Courageux et le Brillant , de la suivre plus facilement, en espérant que leurs unités de propulsion seraient bientôt réparées. Aucune autre tentative de sabotage ne s’était produite. Il s’en demandait la raison : était-ce parce que les responsables des tentatives antérieures étaient trop occupés à réparer leur propre vaisseau, parce qu’ils s’efforçaient de trouver un nouveau moyen d’implanter ces logiciels malfaisants ou bien parce qu’ils révisaient leur stratégie dans la mesure où les premiers essais leur avaient aliéné une bonne partie de la flotte ? Qu’ils eussent renoncé semblait bien peu plausible.
Geary ne connaissait pas encore leur destination suivante avec certitude. Il n’avait d’ailleurs pas envie d’y réfléchir pour le moment. Au cours du dernier combat, la flotte avait perdu de nombreux spatiaux et plusieurs vaisseaux. La flotte qu’il avait connue cent ans plus tôt, avant d’entrer en sommeil de survie au terme d’une bataille perdue d’avance, vivait dans la paix. D’autres avaient livré d’innombrables combats au cours de ce même siècle, et s’étaient progressivement habitués à perdre en grand nombre vaisseaux, hommes et femmes. Geary avait longuement tenté de se soustraire à cette réalité, mais il s’était rendu compte qu’il en était incapable : il lui fallait en accepter le prix, même après une victoire, et il se sentait désormais obligé d’ouvrir certains dossiers individuels afin de s’informer du tribut qu’avait payé à ce conflit, avant même qu’il les rencontrât, chacun de ceux qu’il connaissait. Il leur devait au moins cela.
Il les consulta donc. Capitaine Jaylen Cresida. Planète natale : Madira. Première affectation dans la flotte : officier d’artillerie à bord du destroyer Shakujo. Mariée cinq ans plus tôt avec un autre officier de la flotte. Veuve depuis trois, son époux ayant trouvé la mort à bord du croiseur de combat Invulnérable alors qu’il défendait le système de Kana contre une attaque syndic. Pas celui que la flotte avait perdu à Ilion, mais le vaisseau qui portait ce nom avant lui.
Cresida lui avait dit que, si elle mourait, quelqu’un l’attendait.
Geary ferma un instant les yeux pour tenter d’émousser la peine qu’il ressentait à la lecture de ce rapport sec et sans âme. Puis il la reprit, se contraignant à regarder en face le prix payé par l’Alliance pour ce conflit qui l’avait transformée, et qui avait contribué à forger la personnalité de ceux qui l’entouraient.
La mère et le frère de Cresida avaient aussi été victimes de la guerre : sa mère était morte quand elle n’avait encore que douze ans, son frère aîné un an avant qu’elle ne s’engage. Ne tenant pas à dénombrer les pertes des générations précédentes, Geary ne remonta pas plus haut dans le dossier.
Il rassembla son courage et ouvrit celui de Duellos. Son épouse était une chercheuse, une scientifique qui vivait dans un système très éloigné du front, mais son père et un de ses oncles étaient morts à la guerre. Sa fille aînée serait apte au service dans un an.
Le capitaine Tulev avait perdu sa femme et trois enfants lors d’un bombardement de leur planète natale.
Et Desjani : elle lui avait dit que ses parents étaient encore en vie et c’était effectivement le cas, ainsi qu’un oncle dont elle lui avait parlé plusieurs fois. Mais elle n’avait jamais fait allusion à cette tante morte durant un combat au sol sur une planète syndic. Ni de ce frère cadet décédé six ans plus tôt à son baptême du feu.
Geary se rappela le jeune garçon syndic à qui avait parlé Desjani quand les réfugiés de Wendig étaient montés à son bord, la façon dont elle s’était comportée et le regard qu’elle lui avait jeté quand il s’était interposé pour défendre les siens. Avait-elle vu en lui son petit frère ?
Il fixa longuement l’écran puis appuya sur d’autres touches pour afficher des dossiers qu’il n’avait jamais eu le courage de consulter. Ceux de sa propre famille.
Des Geary apparurent à l’écran. En grand nombre. Il n’avait laissé ni femme ni enfant, ce dont il se félicitait fréquemment. Mais il avait eu un frère et une sœur, des cousins, une tante. La plupart avaient eu des enfants. Beaucoup s’étaient engagés dans la flotte. Geary se souvint des paroles amères de son arrière-petit-neveu : on s’attendait à ce que les Geary y fissent carrière. Nombre d’entre eux s’étaient pliés à cette attente, et nombre d’entre eux étaient morts.
Il était encore assis devant son écran, à tenter de digérer tout cela, quand l’alarme de son écoutille sonna. « Entrez. »
Le capitaine Desjani obtempéra puis marqua une pause pour le regarder. « Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je… Je me repassais quelques dossiers. »
Elle n’hésita que quelques secondes puis le contourna pour venir lire par-dessus son épaule. Elle resta si longtemps coite qu’il commença à se demander comment il devait réagir. Puis : « Vous ne les aviez jamais lus ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
— Non. Je n’y tenais pas.
— Nous avons tous payé le prix fort pour cette guerre. Votre famille plus que son lot.
— Par ma faute », grinça-t-il. Desjani ne répondit pas, visiblement peu encline à nier ce qu’elle devait tenir pour vrai. « Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de votre frère ? »
Elle garda encore un instant le silence. « Ce n’est pas un sujet que j’aime aborder.
— Je suis sincèrement désolé. Je vous aurais écoutée, vous le savez. »
La réponse tarda : « Oui, et je sais que vous auriez aussi compris. Mais vous aviez bien assez de soucis comme cela. Mes propres pertes n’ont rien d’exceptionnel.
— Oh que si, objecta-t-il. Tout individu est exceptionnel. Un siècle que cette guerre dure, un siècle au cours duquel des vies ont été fauchées, les unes après les autres, dans un conflit qui ne mène nulle part. Quel gaspillage insensé !
— Oui. » La main de Desjani se posa sur son épaule et l’étreignit doucement ; le geste d’une camarade partageant son chagrin, voire davantage.
Geary recouvrit cette main de la sienne et l’empoigna. « Merci.
— Nous vous apportons tout ce que nous pouvons. » Brusquement, il eut l’impression qu’on exigeait beaucoup trop de lui : ses responsabilités, la douleur que cette guerre infligeait à tant de gens, ses sentiments pour Desjani, qu’il devait dissimuler le plus possible. Il lui fallait ramener l’ Indomptable à l’Alliance et rapporter la clé de l’hypernet syndic, mais sa tâche ne s’arrêtait pas là. Les gens attendaient davantage de lui. Il lui semblait soudain qu’il allait se noyer sous cette pression et que sa seule bouée de sauvetage était cette main posée sur son épaule.
Il relâcha l’étreinte de la sienne, se leva et lui fit face. « Tanya…
— Oui », répéta-t-elle. Avait-elle deviné ce qu’il devait taire ou l’avait-elle su à l’avance et s’efforçait-elle de détourner la conversation ? « C’est trop lourd pour un seul homme. Mais vous y mettrez fin, promit-elle fermement. Vous mettrez fin à cette guerre et vous sauverez la flotte et l’Alliance. »
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