Suneep n’a pas eu l’air ravi. « Génial… ils vont donc aller trouver quelqu’un d’autre pour le faire, et ce quelqu’un s’attribuera tout le mérite du travail effectué jusqu’ici par mon équipe. Je jette tous mes efforts aux oubliettes.
— On n’en arrivera pas là, me suis-je dépêché de lui assurer. Si tu peux juste dire ça deux jours, on s’occupe du reste. »
Suneep n’avait pas l’air convaincu.
« Promis », ai-je ajouté.
Suneep a passé ses doigts boudinés dans ses cheveux déjà en bataille. « D’accord », a-t-il dit d’un air morose.
Dan lui a donné une tape dans le dos. « Super ! »
Ç’aurait dû marcher. Ç’a failli marcher.
Je suis resté assis au fond de la salle de réunion d’Adventureland pendant que Dan tentait de les persuader.
« Écoutez, vous n’êtes pas obligés de vous tourner vers Debra et son équipe ! C’est votre jardin, vous l’avez entretenu de manière responsable pendant des années. Elle n’a pas le droit de mettre la main sur vous… vous avez tout le whuffie nécessaire pour défendre la Mansion, si vous travaillez tous ensemble. »
Aucun castmember n’aime les conflits et pousser à l’action ceux de Liberty Square n’a pas été facile. Dan avait arrêté la climatisation une heure avant la réunion et fermé toutes les fenêtres, afin que la pièce soit un four dans lequel une vague irritation se transformerait en rage. Je suis docilement resté dans le fond, aussi loin que possible de Dan. Il se servait de ses dons pour moi et je ne demandais pas mieux que de le laisser faire.
À son arrivée, Lil avait évalué la situation avec une moue amère : devait-elle s’asseoir au premier rang, près de Dan, ou au fond près de moi ? Elle avait choisi le milieu de la salle et, pour me concentrer sur Dan, je devais me forcer à détourner les yeux de la sueur luisant sur le long cou pâle de mon ex-petite amie.
Les yeux jetant des éclairs, Dan a arpenté les allées à la manière d’un prédicateur. « Ils vous volent votre avenir ! Ils vous volent votre passé ! Ils affirment avoir votre soutien ! »
Il a baissé la voix. « Je ne pense pas que ce soit la vérité. »
Il a attrapé une castmember par la main et l’a regardée dans les yeux. « Est-ce la vérité ? » lui a-t-il demandé si bas qu’on aurait presque dit un murmure.
« Non », a répondu la femme.
Il lui a lâché la main et, d’une volte-face, s’est adressé à un autre castmember. « Est-ce la vérité ? a-t-il demandé d’une voix à peine plus forte.
— Non ! »
La réponse du castmember a retenti avec une force étrange après tous ces murmures. Un gloussement nerveux a parcouru l’assemblée.
« Est-ce la vérité ? a-t-il cette fois crié en regagnant son pupitre.
— Non ! a rugi la foule.
— NON ! leur a-t-il crié en réponse.
« Vous n’avez pas à lâcher prise ! Vous pouvez vous défendre, poursuivre le plan initial, les envoyer paître. Ils ne prennent la Mansion que parce que vous les laissez faire. Allez-vous les laisser faire ?
— NON ! »
Les guerres Bitchun sont rares. Bien avant d’essayer de s’emparer de quoi que ce soit, on envisage toutes les possibilités pour s’assurer que les adhocs qu’on supplante n’ont aucune chance de pouvoir riposter.
Pour ces derniers, il ne reste qu’à se laisser gentiment faire en sauvant un peu de réputation… riposter ne manquerait pas de réduire à néant jusqu’à cette maigre récompense.
Personne n’a intérêt à se défendre… ce pourquoi se bat tout ce petit monde encore moins. Exemple :
Pendant ma deuxième année à l’université, j’avais deux matières principales : ne pas causer d’ennuis à mes profs et tenir ma langue. On était aux débuts du Bitchun, et la plupart d’entre nous ne comprenaient pas encore bien le concept.
La plupart, mais pas tous ; il y avait à la pointe de la révolution un groupe de fouteurs de merde du campus, composé d’étudiants en troisième cycle de sociologie, qui savait ce qu’il voulait : contrôler la faculté, renvoyer les profs tyranniques et barbants, obtenir des chaires d’où prêcher l’évangile Bitchun à une génération de jeunes étudiants impressionnables trop écrasés de travail pour s’apercevoir que l’université leur fourguait de la merde.
C’est du moins ce que la corpulente pasionaria qui s’est emparée du micro pendant mon cours de sociologie générale a dit, par ce matin endormi de milieu de semestre à l’université de Toronto. Il y avait mille neuf cents étudiants dans l’amphithéâtre, toute une foule de buveurs de café épuisés qui attendaient la fin du cours et se sont éveillés en sursaut quand la véhémente harangue de la femme a jailli au-dessus de leurs têtes.
J’ai tout vu depuis le début. Petite tache équipée d’un micro-cravate, le prof radotait sur ses transparents loin là-bas sur l’estrade quand une masse confuse d’une demi-douzaine d’étudiants de troisième cycle a pris d’assaut celle-ci. Ils portaient le genre de tenues misérables à la mode à l’université : des pantalons froissés et des blousons de sport tout déchirés, et cinq d’entre eux ont formé un rempart humain devant l’enseignant pendant que la sixième, la femme corpulente aux cheveux bruns et au proéminent grain de beauté sur la joue, le privait de son micro pour le fixer à son propre revers.
« Debout là-dedans ! » a-t-elle lancé, et c’est alors que j’ai pris conscience de la situation : cela ne faisait pas partie du cours.
« Allez, on se réveille ! Ceci n’est pas un exercice. La faculté de sociologie de l’université de Toronto a changé de direction. Si vous passez vos mobiles en mode " réception ", nous vous transférerons les nouveaux programmes pédagogiques. Ceux d’entre vous qui ont oublié leur mobile pourront toujours les télécharger plus tard. De toute manière, je vais vous les présenter dans un instant.
« Mais tout d’abord, je vous ai préparé une déclaration. Vous la réentendrez sans doute encore plusieurs fois aujourd’hui, dans les autres cours. Elle vaut la peine d’être répétée. La voici :
« Nous rejetons la férule tyrannique et barbante des profs de cette faculté. Nous exigeons des chaires nous permettant de prêcher l’évangile Bitchun. À compter de maintenant, l’adhoc de la fac de sociologie de l’université de Toronto prend le contrôle. Nous vous promettons un enseignement très pertinent avec comme principaux sujets l’économie de la réputation, la dynamique sociale post-pénurie et la théorie sociale de la prolongation infinie de la vie. Fini Durkheim, les enfants, place au temps mort ! Ça va être chouette. »
Elle a fait le cours comme une pro – on voyait qu’elle l’avait bien préparé. De temps en temps, dans son dos, le rempart humain frémissait quand le prof essayait, en vain, de le franchir.
Elle a terminé à exactement dix heures moins dix. L’amphi avait bu ses moindres paroles. Au lieu de sortir mollement pour nous diriger vers notre prochain cours, mes mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf camarades et moi-même nous sommes levés et, comme un seul homme, avons commencé à discuter avec nos voisins, brouhaha d’incrédules « t’as vu ça ? » qui nous a suivis jusqu’à la porte puis jusqu’à notre prochaine rencontre avec l’adhoc de la fac de sociologie.
C’était génial, ce jour-là. J’ai eu un autre cours de sociologie, Construction de la Déviance Sociale, où nous avons eu le droit au même exercice, à la même propagande vibrante, au même spectacle comique du professeur se heurtant à un rempart humain d’adhocs.
Les journalistes se sont jetés sur nous à la sortie, nous fourrant des micros sous le nez et nous inondant de questions. Je leur ai répondu en levant bien haut les pouces et en prononçant : « Bitchun ! » avec une éloquence classique d’étudiant de deuxième année.
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