— Et les médicaments ?
— Il ne s’agit pas d’un déséquilibre chimique mais d’un défaut mental. Ton cerveau fonctionne mal, fiston. Les médicaments ne feront que masquer les symptômes, sans empêcher ton état de s’aggraver. Je ne suis malheureusement pas en mesure de te dire ce que tu souhaites entendre.
Maintenant, si tu es prêt à suivre ce traitement, je peux retirer tout de suite ce clone de la circulation et te restaurer dans un nouveau en quarante-huit heures.
— N’y a-t-il vraiment pas d’autre moyen ? Vraiment ? Il faut que tu m’aides… je ne peux pas perdre tout ça. »
Je ne pouvais avouer, ni même m’avouer, les véritables raisons pour lesquelles je tenais tant à ce chapitre particulièrement lamentable de ma vie.
Le docteur s’est levé pour partir. « Écoute, Julius, ton whuffie est trop faible pour que quelqu’un prenne la peine de chercher une autre solution à ce problème que celle que toi et moi connaissons. Je peux te donner des suppresseurs d’humeur, mais c’est une solution temporaire.
— Pourquoi ? »
Il a hésité : « Tu ne peux quand même pas prendre des médocs jusqu’à la fin de ta vie, fiston. Quelque chose finira par arriver à ce corps… ton dossier médical indique une prédisposition aux attaques… et, à ce moment-là, on restaurera ta sauvegarde. Plus tu attends, plus ce sera traumatisant. Tu hypothèques ton moi futur pour ménager ton présent égoïste. »
La pensée m’avait déjà traversé l’esprit. Chaque jour qui passait rendait ce remède plus difficile à prendre. S’endormir pour se réveiller ami avec Dan, pour se réveiller à nouveau amoureux de Lil. Pour s’éveiller avec une Mansion telle que je m’en souvenais, un Hall Of Presidents où je pourrais trouver Lil penchée, la tête dans les entrailles d’un président. Pour s’éveiller sans la disgrâce, sans savoir que la femme que j’aimais et mon meilleur ami allaient me trahir, m’avaient déjà trahi.
Je ne pouvais tout simplement pas… du moins, pas encore.
Dan… Dan allait bientôt se tuer et, si je restaurais ma vieille sauvegarde, j’allais perdre ma dernière année avec lui. J’allais perdre sa dernière année.
« Présentons la situation de cette manière, docteur : je comprends tes arguments, mais ce n’est pas si simple. Je pense que pour le moment je vais prendre les suppresseurs d’humeur. »
Il m’a considéré froidement. « Bon, je vais te faire une ordonnance. Je n’avais pas besoin de venir pour ça. Sois gentil, ne m’appelle plus. »
J’ai été stupéfait de le voir ainsi en colère et je n’ai compris celle-ci qu’après son départ, quand j’ai raconté notre entrevue à Dan.
« Nous autres, les anciens, nous prenons les médecins pour des pros très qualifiés… à cause de l’époque pré-Bitchun avec ses facs de médecine, ses longs internats et ses exercices d’anatomie… En fait, le médecin moyen, de nos jours, est moins formé en biologie qu’à la manière de se comporter avec les malades. Le " docteur " Pete est un technicien, pas un docteur en médecine, pas dans le sens où toi et moi l’entendons. Les personnes qui possèdent ce genre de connaissances travaillent dans la recherche historique, pas dans la médecine.
« Mais ça ne correspond pas à l’illusion. Le toubib est censé être une autorité sur le plan médical, même s’il ne connaît qu’une procédure : la restauration d’une sauvegarde. Tu le rappelles à Pete, ce qui ne lui plaît pas. »
J’ai attendu une semaine avant de retourner dans le Royaume Enchanté, une semaine à prendre le soleil sur la plage de sable blanc du Contemporary, à faire du jogging sur Walk Around the World, à aller en canoë sur Discovery Island, sauvage et recouverte de végétation et, plus généralement, à me calmer. Dan passait me voir tous les soirs et, comme au bon vieux temps, on discutait des avantages et des inconvénients du whuffie, de la Société Bitchun, de la vie en général, assis sur mon balcon avec une cruche de limonade fraîche.
Le dernier soir, il m’a donné un astucieux petit terminal mobile, une pièce de musée dont je me souvenais avec affection, des premiers jours de la Société Bitchun. L’appareil remplissait une grande partie des fonctions de mes systèmes défunts et tenait dans ma poche de chemise. On aurait dit une pièce de costume, comme les oignons que les acteurs de streetmosphere incarnant Benjamin Franklin portaient dans un gousset à American Adventure.
Pièce de musée ou pas, cela me permettait de faire à nouveau partie de la Société Bitchun, bien que moins rapidement et moins efficacement qu’auparavant. Le lendemain matin, emportant le terminal, je suis parti me garer sur le parking des castmembers du Royaume Enchanté.
C’était du moins mon intention. Sauf qu’en arrivant sur le parking du Contemporary j’ai constaté que ma voiturette avait disparu. Une petite vérification à l’aide du terminal mobile m’a appris le pire : mon whuffie était descendu si bas que quelqu’un était entré dans ma voiturette et parti avec elle, persuadé de pouvoir en faire un usage plus populaire que moi.
Accablé, traînant les pieds, je suis remonté dans ma chambre. Mais quand j’ai glissé ma carte-clé dans la serrure, celle-ci a émis un petit bourdonnement mécontent et affiché : Merci de vous adresser à la réception. On avait aussi réaffecté ma chambre. Tous les inconvénients d’un mauvais whuffie me tombaient dessus.
Par chance, il n’y avait aucun contrôle obligatoire de whuffie sur le quai du monorail. Les autres passagers ne se sont toutefois guère montrés amicaux et ne m’ont pas un seul instant accordé davantage d’espace personnel que nécessaire. J’avais atteint le fond.
Après avoir fixé mon badge nominatif sur mon polo Disney Opérations, j’ai accédé au Royaume Enchanté par l’entrée des castmembers et ignoré les regards de mes collègues dans les utilidors.
Je me suis servi du terminal mobile pour contacter Dan. « Salut », m’a-t-il dit d’un air radieux. J’ai tout de suite compris qu’il voulait me faire plaisir.
« Où es-tu ? lui ai-je demandé.
— Oh, sur Liberty Square. Près de l’Arbre de la Liberté. »
Devant le Hall Of Presidents. J’ai pingué manuellement quelques whuffies à l’aide du mobile. Celui de Debra montait tellement qu’il semblait incapable de redescendre un jour, tout comme celui de Tim et de l’ensemble de l’équipe. Ils le recevaient de millions de visiteurs, ainsi que de castmembers et de personnes ayant lu les très populaires récits de leur combat contre les forces de la jalousie mesquine et du sabotage… c’est-à-dire contre moi.
J’en ai eu le vertige. Je me suis dépêché d’aller enfiler mon costume vert profond de la Mansion, puis j’ai remonté les marches quatre à quatre jusqu’à Liberty Square.
J’ai trouvé Dan en train de siroter un café sur un banc au pied du gigantesque Arbre de la Liberté, dont les branches s’ornaient de nombreuses lanternes. Il avait commandé une autre tasse pour moi et a tapoté la place à côté de lui sur le banc. Je me suis assis et j’ai bu à petites gorgées en attendant de connaître les mauvaises nouvelles qu’il avait à m’annoncer ce matin-là… je les sentais dans les environs, comme des nuages annonciateurs de tempête.
Il n’a toutefois rien dit avant que nous ayons terminé notre café. Il s’est ensuite levé pour s’approcher tranquillement de la Mansion. Le Parc n’était pas encore ouvert, aussi ne voyait-on aucun visiteur… tant mieux, vu ce qui allait se passer.
« Tu as jeté un coup d’œil au whuffie de Debra, récemment ? » a-t-il fini par demander alors que, debout près du cimetière d’animaux, nous regardions les échafaudages vides.
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