Lorsque, avec l’aide de Miss Faust, le vieux savant eut distribué les chocolats de Noël aux dactylos, nous retournâmes dans son bureau.
— Où en étions-nous ? fit-il une fois installé. Ah oui ! (Et le vieillard me demanda d’imaginer avec lui une unité de Marines immobilisée dans quelque marécage perdu.) Tout est embourbé, se plaignit-il. Camions, tanks, obusiers, tout s’enfonce dans la boue parmi les miasmes pestilentiels.
Il leva un doigt et cligna un œil.
— Mais supposez, jeune homme, qu’un seul Marine ait sur lui une minuscule capsule contenant un germe de glace-9 qui permettrait aux atomes de l’eau de s’empiler et de s’imbriquer, de geler d’une autre façon. Si ce Marine jetait ce germe dans la première flaque venue… ?
— La flaque gèlerait ? devinai-je.
— Et toute la gadoue autour de cette flaque ?
— Elle gèlerait ?
— Et toutes les flaques dans la gadoue gelée ?
— Elles gèleraient ?
— Et les mares et les ruisseaux dans la gadoue gelée ?
— Ils gèleraient ?
— Et comment ! s’écria-t-il. Les United States Marines s’arracheraient au marais, et en avant, marche !
Représentant de la presse à sensation
— Ça existe vraiment, ce truc ? demandai-je.
— Non, non, non, non, dit le Dr Breed, perdant de nouveau patience. Si je vous ai dit tout cela, c’est uniquement afin de vous donner un aperçu de la façon extraordinairement neuve qu’avait généralement Felix d’aborder un vieux problème. Ce que je viens de vous raconter, c’est ce qu’il a dit au général de Marines venu le harceler au sujet de la boue. Felix déjeunait toujours seul à la cantine. Nous avions tous pour règle de ne jamais nous asseoir à sa table, afin de ne pas interrompre le cours de ses réflexions. Mais ce général de Marines s’est imposé sans façon, a approché une chaise et a commencé à parler de ses problèmes de boue. Je viens seulement de vous répéter ce que Felix lui a répondu sur le coup.
— Ça… ça n’existe donc vraiment pas ?
— Je viens de vous dire que ça n’existe pas ! s’écria le Dr Breed avec humeur. Felix est mort peu de temps après ! Et si vous aviez écouté ce que j’ai essayé de vous expliquer à propos des chercheurs purs, vous ne poseriez pas une telle question ! Les spécialistes de la recherche pure travaillent à ce qui les fascine, et non à ce qui fascine les autres.
— Je ne puis m’empêcher de penser à ce marais…
— Cessez d’y penser, vous dis-je ! Ce marais était un exemple, et j’en ai fini avec lui.
— Si les ruisseaux qui courent à travers le marais gelaient et devenaient de la glace-9 , qu’adviendrait-il des rivières et des lacs dans lesquels ils se jettent ?
— Ils gèleraient. Mais la glace-9 n’existe pas.
— Et les océans dans lesquels se jettent les fleuves gelés ?
— Ils gèleraient, bien sûr ! jeta-t-il sèchement. Je suppose que vous allez vous précipiter pour lancer sur le marché un article sensationnel sur la glace-9 . Je vous le répète, la glace-9 n’existe pas !
— Et les sources qui alimentent les lacs et les ruisseaux gelés ? Et toutes les nappes souterraines d’où proviennent ces sources ?
— Tout gèlerait, bon Dieu ! s’écria-t-il. Mais si j’avais su que vous étiez un représentant de la presse à sensation, ajouta-t-il en se levant majestueusement, je n’aurais pas perdu une minute de mon temps avec vous !
— Et la pluie ?
— En tombant, elle se transformerait en petits grêlons de glace-9 – et ce serait la fin du monde ! C’est également la fin de cet entretien ! Au revoir !
Le Dr Breed se trompait au moins sur un point : la glace-9 existait bel et bien. Et la glace-9 se trouvait sur terre.
La glace-9 était le dernier cadeau offert à l’humanité par Felix Hoenikker avant sa légitime expiation.
Il l’avait fabriquée à l’insu de tous.
Il l’avait fabriquée sans laisser derrière lui aucun document témoignant de ses travaux.
Certes, cette création avait exigé un matériel complexe, mais ce matériel existait déjà au laboratoire de recherche. Le Dr Hoenikker n’avait eu qu’à solliciter des collègues, emprunter çà et là, séduire et importuner dans un esprit de voisinage. Et puis un beau jour, il avait, si l’on peut dire, démoulé sa dernière fournée.
Il avait fabriqué un cristal de glace-9, d’un blanc bleuté, dont le point de fusion était 45,7°C.
Felix Hoenikker avait mis le cristal dans un petit flacon et avait glissé celui-ci dans sa poche. Après quoi il s’était rendu à sa villa du cap Cod avec ses trois enfants dans l’intention d’y fêter Noël.
Angela avait alors trente-quatre ans, Frank en avait vingt-quatre, le petit Newton dix-huit.
Leur père était mort la veille de Noël. Il n’avait parlé de la glace-9 qu’à ses enfants.
Ceux-ci s’étaient partagé la glace-9.
Ce qui m’amène au concept bokononiste de wampeter.
Le wampeter est le pivot d’un karass. Tout comme il n’est pas de roue sans moyeu, nous dit Bokonon, il n’existe pas de karass sans wampeter.
Le wampeter peut être n’importe quoi : un arbre, une pierre, un animal, une idée, un livre, une mélodie, le Saint-Graal. Quelle que soit sa nature, les membres d’un karass gravitent autour de lui dans le majestueux chaos d’une nébuleuse spirale. Bien entendu, les révolutions décrites par les membres d’un karass autour de leur wampeter commun sont des orbites spirituelles. Ce sont des âmes, non des corps, qui gravitent. Bokonon ne nous invite-t-il pas à chanter :
Tournons, tournons, tournons, tournons,
Ailes d’étain et pieds de plomb… ?
Et Bokonon nous dit qu’un wampeter en chasse un autre.
En vérité, à tout moment, un karass possède deux wampeters , dont l’un croît en importance tandis que l’autre est sur son décours.
Et je suis presque certain que tandis que je m’entretenais avec le Dr Breed à Ilium, le wampeter qui, dans mon Karass , arrivait à épanouissement, n’était autre que cette forme cristalline de l’eau, cette gemme bleuâtre, ce germe funeste qui avait nom : glace-9.
Tandis que je parlais avec le Dr Breed à Ilium, Angela, Franklin et Newton Hoenikker avaient en leur possession des germes de glace-9 , autant de gouttes, si j’ose dire, de la semence paternelle.
Ce qu’il allait advenir de ces trois gouttes de semence était, j’en suis convaincu, d’une importance capitale pour mon karass.
Mais assez parlé pour l’instant du wampeter de mon karass.
À l’issue de mon désagréable entretien avec le Dr Breed au laboratoire de la Compagnie générale des forges et fonderies, je fus remis aux mains de Miss Faust. Elle avait ordre de me raccompagner jusqu’à la porte de sortie de l’immeuble, mais j’obtins toutefois d’elle qu’elle me montre auparavant le laboratoire de feu le Dr Hoenikker.
En chemin, je lui demandai si elle avait bien connu le Dr Hoenikker. Elle me fit une réponse franche et intéressante, qu’elle accompagna d’un sourire piquant.
— À mon avis, on ne pouvait pas le connaître, me dit cette aimable vieille dame. Comment dire… ? En général, quand on dit qu’on connaît très bien quelqu’un, ou un petit peu, on fait allusion à des secrets que cette personne vous a confiés ou non, à des confidences intimes, des histoires de famille ou d’amour. Il y avait bien des secrets de ce genre dans la vie du Dr Hoenikker comme dans celle de tout un chacun, mais ils ne jouaient pas le rôle principal.
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