— Qu’est-ce donc qui jouait le rôle principal ? lui demandai-je.
— Le Dr Breed dit volontiers que c’était la vérité qui importait pour le Dr Hoenikker.
— Vous n’avez pas l’air d’être d’accord.
— Je ne sais pas si je suis d’accord ou non. Ce qu’il y a, c’est que j’ai du mal à comprendre comment la vérité, à elle seule, pourrait suffire à quelqu’un.
Miss Faust était mûre pour le bokononisme.
— Avez-vous jamais parlé avec le Dr Hoenikker ? demandai-je à Miss Faust.
— Bien sûr ! À maintes reprises.
— Avez-vous gardé le souvenir particulier d’une conversation parmi d’autres ?
— Oui. Une fois, il m’a mise au défi de lui dire quelque chose qui soit absolument vrai. Alors, je lui ai dit : « Dieu est amour. »
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Il a dit : « Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que l’amour ? »
— Hum !
— Mais quoi qu’ait pu dire le Dr Hoenikker, ajouta Miss Faust, Dieu est vraiment amour, vous savez.
La pièce qui avait servi de laboratoire au Dr Hoenikker se trouvait au cinquième étage, le dernier de l’immeuble.
L’embrasure de la porte était barrée d’un cordon pourpre. Au mur, une plaque de cuivre expliquait pourquoi cette pièce était sacrée :
LE Dr FELIX HOENIKKER, PRIX NOBEL DE PHYSIQUE.
A PASSE ICI LES VINGT-SEPT DERNIERES ANNEES DE SA VIE.
« OÙ IL SE TROUVAIT, LA ETAIT LA FRONTIERE DU SAVOIR. »
L’IMPORTANCE DE CET HOMME DANS L’HISTOIRE DE L’HUMANITE EST INESTIMABLE.
Miss Faust s’offrit à baisser le cordon afin que je puisse entrer et frayer plus intimement avec les éventuels fantômes enfermés là.
J’acceptai.
Le labo est tel qu’il l’a laissé, dit-elle, si ce n’est qu’une des paillasses était encombrée d’élastiques.
— D’élastiques ?
— Oui. J’ignore à quoi ils servaient. Comme j’ignore à quoi servait tout ce fatras.
Le savant avait laissé son labo dans l’état d’un capharnaüm. Mon attention fut d’emblée attirée par la quantité de petits joujoux qui traînaient un peu partout.
Je remarquai un cerf-volant de papier à l’armature brisée ; un gyroscope, ficelle enroulée, prêt à vrombir et à trouver son équilibre ; une toupie ; un aquarium contenant un château et deux tortues d’eau douce.
— Il adorait les jouets à deux sous, dit Miss Faust.
— Ça m’en a tout l’air.
— Il a réalisé quelques-unes de ses plus célèbres expériences avec un matériel ayant coûté moins d’un dollar.
— Il n’y a pas de petites économies.
On remarquait aussi, bien sûr, de nombreux appareils classiques de laboratoire, mais ils avaient l’air de ternes accessoires à côté de la camelote colorée des jouets.
— Je ne crois pas qu’il ait jamais répondu à une lettre, murmura rêveusement Miss Faust. Quand on voulait une réponse, il fallait lui téléphoner ou venir le voir.
Sur le bureau, une photo encadrée me tournait le dos.
— Sa femme ? hasardai-je.
— Non.
— Un de ses enfants ?
— Non.
— Lui-même ?
— Non.
Je me décidai à regarder. La photo représentait un humble petit monument aux morts devant la cour d’honneur d’une mairie rurale. Une partie du monument égrenait les noms des villageois morts au cours de diverses guerres et, croyant que cette plaque constituait la raison d’être de la photo, je m’attendais à demi à y trouver le nom d’un Hoenikker. Il n’y en avait pas.
— C’était une de ses manies, dit Miss Faust.
— Quoi donc ?
— Photographier les piles de boulets de canon dans les cours d’honneur. Il semble que sur cette photo, ils s’empilent de façon tout à fait insolite.
— Ah !
— Il était lui-même insolite.
— Je veux bien le croire.
— Il est possible que dans un million d’années, tout le monde soit aussi intelligent que lui, et qu’on voie les choses à sa façon. Mais comparé à l’homme moyen d’aujourd’hui, il était aussi différent qu’un visiteur venu de Mars.
— Peut-être était-il vraiment un Martien, suggérai-je.
— Ce qui expliquerait bien des choses au sujet de ses trois étranges enfants.
Tandis que nous attendions un ascenseur pour redescendre, Miss Faust exprima l’espoir que nous n’ayons pas la cabine n°5. Avant que j’aie pu lui demander s’il s’agissait là d’un vœu raisonnable, la cabine n°5 arriva.
Son liftier était un très vieux petit Noir du nom de Lyman Enders Knowles. Knowles était fou, j’en suis presque certain, d’une folie agressive : chaque fois qu’il estimait avoir marqué un point dans la conversation, il s’attrapait par le derrière en s’écriant : « Oui, oui ! »
— Salut, petites têtes de nénuphars et de roues à aubes ! Frères anthropoïdes, salut ! nous lança-t-il à Miss Faust et à moi.
— Rez-de-chaussée, dit fraîchement Miss Faust.
Pour fermer la porte et nous faire descendre, Knowles n’avait qu’à appuyer sur un bouton, mais il n’était pas encore disposé à le faire. Pas avant des années, peut-être.
— Un type m’a dit que ces ascenseurs-là, c’était de l’architecture Inca, annonça-t-il. J’en avais jamais rien su. Alors je lui ai demandé : « Et moi, qu’est-ce que je suis dans l’affaire : un Incassable ? » Oui, oui ! Et pendant qu’il digérait ça, je lui ai balancé une question qui l’a forcé à se creuser encore un peu plus la cervelle ! Oui, oui !
— Est-ce que nous pouvons descendre, monsieur Knowles ? supplia Miss Faust.
— Je lui ai dit, poursuivit Knowles, ici, c’est un laboratoire de recherche. Re -chercher, ça veut bien dire chercher de nouveau, non ? Ça veut dire qu’ils cherchent de nouveau un truc qu’ils ont perdu, qui a réussi à disparaître et qu’il faut qu’ils retrouvent. Pourquoi ont-ils construit un immeuble comme celui-ci, avec des ascenseurs incassables et tout le bataclan, pourquoi y ont-ils installé tous ces cinglés ? Qu’est-ce qu’on a perdu, et qui est responsable ? Oui, oui !
— C’est très intéressant, soupira Miss Faust. Maintenant, pouvons-nous descendre ?
— C’est la seule direction possible, aboya Knowles. On est au dernier étage. Vous me demanderiez d’aller plus haut que je ne pourrais pas, même pour vous faire plaisir. Oui, oui !
— Donc, descendons, dit Miss Faust.
— Dans un instant. Monsieur est allé rendre hommage au Dr Hoenikker ?
— Oui, fis-je. Vous le connaissiez ?
— Intimement , dit-il. Vous savez ce que j’ai dit quand il est mort ?
— Non.
— J’ai dit : « Le Dr Hoenikker, il est pas mort. »
— Ah oui ?
— Il est entré dans une nouvelle dimension, c’est tout. Oui, oui !
Il appuya sur un bouton et nous descendîmes.
— Avez-vous connu les enfants Hoenikker ? lui demandai-je.
— Des morveux pleins de morve, dit-il. Oui, oui !
Il y avait une dernière chose que je voulais faire à Ilium : prendre une photo de la tombe du savant. Je retournai donc à l’hôtel. Sandra n’était plus dans ma chambre. Je pris mon appareil de photo et sautai dans un taxi.
Il tombait toujours une neige mouillée, grise et acide. Je songeai qu’avec un temps pareil, la tombe du vieux ferait une bonne photo, qui pourrait peut-être même illustrer la jaquette de mon livre.
À l’entrée du cimetière, le gardien m’expliqua comment trouver la concession Hoenikker.
— Vous ne pouvez pas la rater. C’est le plus grand monument de tout le cimetière.
Читать дальше