— Aucune. Cersei, vous devez peut-être vous préparer à…
— S’il était mort, je le saurais. Nous sommes venus au monde ensemble, mon oncle. Il ne partirait pas sans moi. » Elle but du vin. « Tyrion peut partir quand il lui plaira. Vous n’avez eu aucune nouvelle de lui non plus, je suppose.
— Personne n’a cherché à nous vendre un chef de nain, dernièrement, non. »
Elle hocha la tête. « Mon oncle, puis-je vous poser une question ?
— Tout ce que vous voudrez.
— Votre épouse… Avez-vous l’intention de la faire venir à la cour ?
— Non. » Dorna était un être doux, jamais à son aise ailleurs que chez elle, avec des amis et de la famille autour d’elle. Elle s’était bien occupée de ses enfants, rêvait d’avoir des petits-enfants, priait sept fois par jour, adorait la broderie et les fleurs. À Port-Réal, elle serait aussi heureuse qu’un des chatons de Tommen dans une fosse de vipères. « La dame mon épouse n’aime point voyager. Elle se trouve bien à Port-Lannis.
— Sage la femme qui connaît sa place. »
La remarque ne lui plut guère. « Précisez ce que vous entendez par là.
— Il me semblait l’avoir fait. » Cersei tendit sa coupe. La fille aux taches de rousseur la remplit à nouveau. Les choux à la crème firent leur apparition à ce moment-là, et la conversation prit un tour plus léger. Ce fut seulement lorsque Tommen et ses chatons partirent pour la chambre à coucher royale, escortés par ser Boros, que leurs discussions s’orientèrent vers le procès de la reine.
« Les frères d’Osney ne resteront pas oisifs à le regarder mourir, le mit en garde Cersei.
— Je ne m’attendais pas à ce qu’ils le fassent. Je les ai fait tous deux arrêter. »
Elle parut décontenancée. « Pour quel crime ?
— Fornication avec une reine. Sa Sainteté Suprême dit que vous aviez confessé avoir couché avec les deux – l’auriez-vous oublié ? »
Elle rougit. « Non. Qu’allez-vous faire d’eux ?
— Le Mur, s’ils reconnaissent leur faute. S’ils nient, qu’ils affrontent ser Robert. De tels hommes n’auraient jamais dû accéder à un rang aussi haut. »
Cersei baissa la tête. « Je… je les ai mal jugés.
— Vous avez mal jugé bien des hommes, à ce qu’il semble. »
Il aurait pu en dire davantage, mais la brune novice aux joues rondes revint annoncer : « Messire, madame, pardonnez mon intrusion, mais il y a un jeune garçon en bas. Le Grand Mestre Pycelle sollicite la faveur de la présence du lord Régent, à l’instant. »
Noires ailes, noires nouvelles , fut la première pensée de ser Kevan. Accalmie serait-elle tombée ? Ou s’agirait-il de nouvelles de Bolton, dans le Nord ?
« Ce pourraient être des nouvelles de Jaime », aventura la reine.
Il n’y avait qu’une seule façon de le savoir. Ser Kevan se leva. « Je vous prie de m’excuser. » Avant de prendre congé, il mit un genou en terre et baisa la main de sa nièce. Si son géant silencieux échouait, ce serait peut-être le dernier baiser qu’elle connaîtrait jamais.
Le messager était un gamin de huit ou neuf ans, tellement emmitouflé dans des fourrures qu’il semblait un ourson. Trant l’avait fait attendre sur le pont-levis plutôt que de l’admettre à l’intérieur de Maegor. « Va retrouver un feu, petit, lui conseilla ser Kevan en lui glissant un sou dans la main. Je connais fort bien le chemin de la roukerie. »
La neige avait enfin cessé de tomber. Derrière un voile de nuages en lambeaux, flottait une pleine lune dodue et blanche comme une boule de neige. Les étoiles brillaient, froides et lointaines. Tandis que ser Kevan traversait la cour intérieure, le château lui parut un lieu étranger, où des crocs de glace avaient poussé à chaque donjon et à chaque tour, et où tous les chemins familiers avaient disparu sous une couverture blanche. Une fois, un glaçon long comme une pique tomba pour se briser à ses pieds. L’automne à Port-Réal , songea-t-il, morose. À quoi les choses peuvent-elles bien ressembler, sur le Mur ?
La porte fut ouverte par une domestique, une créature maigrichonne dans une robe bordée de fourrure, beaucoup trop large pour elle. Ser Kevan tapa des bottes pour décrocher la neige, retira sa cape et la lui jeta. « Le grand Mestre m’attend », annonça-t-il. La fillette hocha la tête, solennelle et silencieuse, et montra du doigt les marches.
Les appartements de Pycelle se situaient au-dessous de la roukerie, une spacieuse enfilade de pièces encombrées de râteliers de simples, de baumes et de potions, et d’étagères chargées de livres et de rouleaux. Ser Kevan les avait toujours trouvées d’une chaleur inconfortable. Pas ce soir. Une fois franchie la porte de l’appartement, le froid était tangible. De la cendre noire et des braises expirantes, voilà tout ce qu’il subsistait du feu dans l’âtre. Quelques chandelles vacillantes projetaient çà et là des flaques de lumière pâle.
Le reste était enveloppé d’ombre… sauf sous la fenêtre ouverte, où une gerbe de cristaux de glace scintillait au clair de lune, tournant dans le vent. Sur le siège de la fenêtre, un corbeau s’attardait, pâle, gros, ses plumes ébouriffées. C’était le plus gros corbeau qu’ait jamais vu Kevan Lannister. Plus grand que n’importe quel faucon de chasse de Castral Roc, plus imposant que le plus énorme hibou. Des volutes de neige dansaient autour de lui, et la lune le peignait d’argent.
Pas d’argent. De blanc. L’oiseau est blanc .
Les corbeaux blancs de la Citadelle ne transportaient pas de messages, au contraire de leurs cousins sombres. Quand ils sortaient de Villevieille, c’était dans un seul but : annoncer un changement de saison.
« L’hiver », murmura ser Kevan. Le mot forma dans l’air un brouillard blanc. Le chevalier se détourna de la fenêtre.
Puis quelque chose lui percuta la poitrine, entre les côtes, avec la dureté d’un poing de géant. L’air chassé de ses poumons, il partit en arrière, chancelant. Le corbeau blanc prit son essor, lui giflant la face de ses ailes pâles. Ser Kevan s’assit, moitié choix, moitié chute, sur le siège de la fenêtre. Qu’est-ce que… Qui… Un vireton s’était planté presque jusqu’à l’empennage dans sa poitrine. Non. Non, c’est de cette façon qu’est mort mon frère . Le sang affleurait autour de la hampe. « Pycelle, marmotta-t-il, désemparé. Aidez-moi… Je… »
Et là, il vit. Le Grand Mestre Pycelle était assis à sa table, sa tête posée sur l’oreiller du grand grimoire relié de cuir devant lui. Il dort , songea Kevan… jusqu’à ce qu’il clignât les yeux et vît la profonde entaille rouge dans le crâne tavelé du vieillard, et le sang en flaque autour de sa tête, maculant les pages de son livre. Tout autour de sa chandelle apparaissaient des fragments d’os et de cervelle, des îlots dans un lac de cire fondue.
Il voulait des gardes , se rappela ser Kevan. J’aurais dû lui envoyer des gardes . Cersei avait-elle eu raison depuis le début ? Était-ce l’œuvre de son neveu ? « Tyrion ? appela-t-il. Où… ?
— Loin d’ici », répondit une voix à demi familière.
Il se tenait dans une mare d’ombre près d’une bibliothèque, dodu, le visage pâle, les épaules arrondies, serrant une arbalète dans de douces mains poudrées. Des sandales de soie lui enveloppaient les pieds.
« Varys ? »
L’eunuque déposa l’arbalète. « Ser Kevan. Pardonnez-moi si vous le pouvez. Je n’ai pour vous aucune antipathie. Je n’ai pas agi par malveillance. C’était pour le royaume. Pour les enfants. »
J’ai des enfants. J’ai une épouse. Oh, Dorna . La douleur l’envahit. Il ferma les paupières, les rouvrit. « Il y a… il y a des centaines de gardes Lannister dans ce château.
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