Il retourna s’asseoir auprès du garçon, qui avait placé une de ses mains sous sa joue. Bien joli, ce garçon. Le Pistolero rebut un peu d’eau et croisa les jambes, s’asseyant en tailleur. Tout comme le frontalier au bord du désert, celui avec son oiseau (Zoltan, le nom revint brutalement au Pistolero, l’oiseau s’appelait Zoltan), le garçon avait perdu toute notion du temps, mais il semblait indubitable qu’il s’approchait de l’homme en noir. Le Pistolero se demanda, et ça n’était pas la première fois, si, pour une raison connue de lui seul, cet homme ne se laissait pas rattraper. Peut-être le Pistolero jouait-il le jeu de l’homme en noir. Il tenta d’imaginer à quoi ressemblerait leur confrontation, et rien ne lui vint.
Il avait très chaud, mais il n’avait plus de nausées. La comptine lui revint en tête mais cette fois-ci, au lieu de penser à sa mère, il pensa à Cort — Cort, cet homme sans âge, une véritable locomotive, le visage zébré de cicatrices laissées par les coups, les balles et les lames émoussées. Les cicatrices de la guerre, et de l’instruction des arts de la guerre. Il se demanda si Cort avait jamais ressenti un amour capable de laisser des cicatrices comparables à celles-là. Il pensa à Susan, à sa mère et à Marten, l’enchanteur inachevé.
Le Pistolero n’était pas homme à s’appesantir sur le passé ; sans cette vague conception de l’avenir et de son propre tempérament affectif, il aurait été un homme sans imagination, un dangereux nullard. Par conséquent, l’état présent de sa réflexion le surprenait grandement. Chaque nom en appelait d’autres — Cuthbert, Alain, le vieux Jonas avec sa voix chevrotante. Et encore Susan, la ravissante jeune fille à sa fenêtre. Les pensées de ce genre le ramenaient toujours vers Susan, et à cette immense plaine vallonnée connue sous le nom de l’Aplomb, et aux pêcheurs qui jetaient leurs filets dans les baies de la Mer Limpide.
Le pianiste de Tull (mort lui aussi, tous morts à Tull, et de sa main) connaissait ces lieux, même si lui et le Pistolero ne les avaient évoqués que cette unique fois. Sheb aimait les vieilles chansons, il les avait jouées autrefois dans un saloon appelé le Repos du Voyageur, et c’était l’une d’elles que le Pistolero fredonnait doucement :
L’amour, ô l’amour, l’amour insouciant,
Vois ce qu’amour a fait, négligemment.
Perplexe, le Pistolero eut un petit rire. Je suis le dernier de ce monde verdoyant et chamarré. Et malgré toute sa nostalgie, il ne s’apitoyait pas sur son sort. Le monde avait changé sans pitié, mais ses jambes à lui n’avaient pas vieilli, et l’homme en noir n’était plus très loin. Le Pistolero hocha la tête, satisfait.
Lorsqu’il s’éveilla, il faisait presque noir et le garçon avait disparu.
Le Pistolero se leva, entendit ses articulations craquer, et se dirigea vers la porte de l’écurie. Sous le porche de l’auberge, une petite flamme dansait dans la pénombre. Il se laissa guider par elle, et son ombre longue et noire s’étira dans la lumière rougeâtre et ocre du coucher de soleil.
Jake était assis près d’une lampe à pétrole.
— Il y avait de l’huile dans un bidon, dit-il, mais j’avais peur d’en faire brûler dans la maison. Tout est tellement sec…
— Tu as fait ce qu’il fallait.
Le Pistolero s’assit, voyant sans y penser la poussière des années se soulever autour de son derrière. Il se dit que c’était un miracle que le porche ne se soit pas tout bonnement écroulé sous le poids conjugué de leurs deux corps. La flamme de la lampe dessinait sur le visage du garçon des ombres délicates. Le Pistolero sortit sa tabatière et se roula une cigarette.
— Il faut qu’on palabre, fit-il.
Jake acquiesça de la tête, et le choix de ce mot le fit sourire légèrement.
— Tu dois savoir que je suis à la poursuite de cet homme que tu as vu.
— Vous allez le tuer ?
— Je ne sais pas. Il y a une chose qu’il faut qu’il me dise. Il faudra peut-être que je l’oblige à m’emmener quelque part.
— Où ça ?
— Trouver une tour, répondit le Pistolero.
Il plaça sa cigarette au-dessus du verre de la lampe et tira dessus. La fumée s’éleva et fut emportée par la brise nocturne. Jake la regarda s’éloigner. Son visage ne trahissait ni peur ni curiosité, encore moins de l’enthousiasme.
— Alors je pars demain, reprit le Pistolero. Il va falloir que tu me suives. Combien reste-il de cette viande ?
— Un petit peu, c’est tout.
— Et de maïs ?
— Un peu plus.
Le Pistolero hocha la tête.
— Il y a une cave ?
— Oui.
Jake posa les yeux sur lui. Ses pupilles s’étaient élargies, devenant énormes et fragiles.
— Il faut tirer un anneau par terre, mais je ne suis pas descendu. J’avais peur que l’échelle craque et que je ne puisse pas remonter. Et puis ça sent mauvais. C’est le seul endroit par ici qui sente quelque chose.
— On se lèvera tôt pour voir s’il y a quelque chose qui vaille la peine d’être emporté. Et puis on partira.
— D’accord.
Le garçon marqua une pause, puis reprit :
— Je suis content de ne pas vous avoir tué pendant votre sommeil. J’avais une fourche et j’y ai pensé. Mais je ne l’ai pas fait, et maintenant je n’aurai plus peur de m’endormir.
— De quoi aurais-tu peur ?
Le garçon lui jeta un regard inquiétant.
— Des revenants. Que lui revienne.
— L’homme en noir, compléta le Pistolero.
Ce n’était pas une question.
— Oui. C’est un homme mauvais ?
— Je dirais que ça dépend d’où on se place, répondit distraitement le Pistolero.
Il se leva et lança son mégot au loin.
— Je vais me coucher.
Le garçon lui adressa un regard timide.
— Je peux dormir dans l’écurie avec vous ?
— Bien sûr.
Le Pistolero resta debout sur les marches, à regarder en l’air, et le garçon se joignit à lui. Le Vieil Astre était bien là-haut, ainsi que La Vieille Mère. Il lui semblait que, s’il fermait les yeux, il entendrait les coassements des premiers quinquets de printemps, qu’il sentirait l’odeur verte, quasi estivale, des pelouses qu’on vient de tondre (et qu’il entendrait aussi, peut-être, le claquement indolent des balles en bois quand les dames de l’aile est, déjà en chemise dans les miroitements du crépuscule qui tendait vers la pénombre, jouaient aux Points), il voyait presque Cuthbert et Jamie se glisser par les trous de la haie, l’invitant à faire une virée avec eux…
Ça ne lui ressemblait pas de penser autant au passé.
Il se détourna et saisit la lampe.
— Allons dormir, dit-il.
Ensemble, ils regagnèrent la grange.
Le lendemain matin, il partit explorer la cave.
Jake avait dit vrai : ça sentait mauvais. Une puanteur humide de marécage, qui donna la nausée au Pistolero et l’étourdit un peu après l’air aseptisé et inodore du désert et de l’écurie. La cave sentait le chou, le navet et la pomme de terre, avec leurs longs yeux aveugles, livrés à la pourriture éternelle. L’échelle, cependant, paraissait tout à fait robuste, aussi descendit-il.
Le sol était en terre battue, et de la tête il touchait presque les poutres du plafond. Il y avait encore des araignées vivantes là-dedans, d’une grosseur dérangeante, avec un corps gris moucheté. La plupart étaient des mutantes, sans plus grand-chose à voir avec l’espèce d’origine. Certaines avaient des yeux au bout d’antennes, d’autres pas loin de seize pattes.
Le Pistolero jeta un coup d’œil circulaire et attendit que ses yeux s’accommodent à l’obscurité.
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