— Approche-toi, lui avait dit Roland.
Eddie s’était accroupi à côté du Pistolero.
— Laisse-moi l’outre qui n’est qu’à moitié pleine. Ça me suffira. Tu vas emmener Odetta jusqu’à la porte.
— Et si je ne…
— Si tu ne trouves pas de porte ? Tu la trouveras. Les deux premières étaient là. La troisième ne fera pas exception. Si tu l’atteins ce soir avant le coucher du soleil, attends la nuit et abats deux homards. Il va falloir que tu lui laisses à manger et que tu te débrouilles pour qu’elle soit le plus à l’abri possible. Si vous n’y êtes pas ce soir, abats une triple ration de gibier. Tiens.
Il lui tendit l’un des pistolets.
Eddie prit l’arme avec respect, surpris comme auparavant par son poids.
— Je croyais qu’il ne nous restait que des cartouches foireuses.
— Sans doute est-ce le cas. Mais j’ai chargé ce revolver avec celles qui me semblaient avoir le moins pris l’eau : les trois qui étaient au-dessus de la boucle de chaque ceinturon. Il y en aura peut-être une pour accepter de partir. Deux, si tu as de la chance. Mais ne les gaspille pas pour nos copains à pinces. (Ses yeux soumirent Eddie à un bref examen.) Il se peut qu’il y ait autre chose par là-bas.
— Toi aussi tu as entendu ?
— Si tu parles de ce qui miaulait dans les collines, la réponse est oui. Mais c’est non si tu penses à un type aux yeux en boule de loto du genre de celui que tu es en train d’imiter. J’ai entendu une sorte de chat sauvage dans les halliers dont la voix devait être quatre fois plus grosse que le corps, c’est tout. Rien dont tu ne puisses sans doute venir à bout avec un simple bâton. Mais c’est plutôt elle qui m’inquiète. Si son autre personnalité réapparaît, il te faudra éventuellement…
— Je ne la tuerai pas, si c’est ce que tu veux dire.
— Il te faudra éventuellement lui mettre du plomb dans l’aile. Compris ?
Non sans répugnance, Eddie acquiesça. De toute façon, ces putains de cartouches allaient sans doute faire long feu, alors pourquoi se casser la tête à l’avance ?
— Quand vous aurez atteint la porte, tu l’y laisses. Tu veilles à ce qu’elle soit le plus en sécurité possible et tu reviens me chercher avec le fauteuil.
— Et le revolver ?
Un tel éclair embrasa les yeux du Pistolero qu’Eddie rejeta brusquement la tête en arrière comme si Roland venait de lui braquer un lance-flammes sur la figure.
— Mon Dieu ! Je rêve ! Lui laisser une arme chargée alors que l’autre, à tout instant, risque de refaire surface. Tu es complètement givré ou quoi ?
— Les cartouches…
— Rien à foutre des cartouches ! hurla le Pistolero, et une saute de vent porta son cri jusqu’à Odetta qui tourna la tête et les regarda un long moment avant de se remettre à contempler la mer. Tu ne lui laisses ce revolver sous aucun prétexte !
Eddie baissa le ton pour éviter une nouvelle indiscrétion du vent.
— Et si quelque chose descend des collines pendant que je suis sur le chemin du retour ? Une sorte de chat quatre fois plus gros que sa voix au lieu du contraire ? Quelque chose dont il n’est pas question de venir à bout avec un bâton ?
— Tu lui laisses un tas de pierres à portée de main.
— Des pierres. Seigneur ! Tu es vraiment le dernier des salauds !
— Je réfléchis, moi, rétorqua le Pistolero. Ce qui ne semble pas être ton cas. Je t’ai donné mon arme pour que, durant la première partie du trajet qui te reste à faire, tu puisses la protéger contre cette sorte de danger dont tu parles. Ça te plairait que je reprenne le pistolet ? Parce que ça pourrait te donner l’occasion de mourir pour elle et que c’est peut-être ça qui te plairait ? Très romantique… mais alors, au lieu que ce soit juste elle, c’est nous trois qui y passerions.
— C’est d’une logique impeccable. Tu n’en restes pas moins le dernier des salauds.
— Bon, tu pars ou tu restes. Mais tu arrêtes de me traiter de tous les noms.
— Tu as oublié quelque chose, fit Eddie, furieux.
— Quoi ?
— De me dire de grandir. C’est toujours ce que finissait par me lâcher Henry : « Grandis un peu, gamin ! »
Le Pistolero sourit. Un sourire las, étrangement beau.
— Je crois que c’est déjà fait. Tu es grand maintenant. Alors, tu pars ou tu restes ?
— J’y vais. Qu’est-ce que tu vas manger ? Elle a dévoré tous les restes.
— Le dernier des salauds trouvera bien un moyen. Ça fait des années que le dernier des salauds en trouve.
Eddie détourna les yeux.
— Je… je suis navré de t’avoir appelé comme ça, Roland. Mais cette journée… (il éclata d’un rire suraigu)… a été un vrai calvaire.
Roland sourit de nouveau.
— Oui. Tu peux le dire.
5
Ils firent ce jour-là leur meilleur temps de tout le voyage, mais il n’y avait toujours aucune porte en vue quand le soleil commença de dérouler sa voie d’or en travers de l’océan. Odetta eut beau lui assurer qu’elle se sentait parfaitement capable de poursuivre encore une demi-heure, il décida d’en rester là pour la journée. Il la sortit du fauteuil et la transporta jusqu’en un endroit où le sol était assez lisse, l’y déposa puis retourna prendre les coussins du siège et du dossier pour l’installer confortablement.
— Seigneur, soupira-t-elle. C’est si bon de pouvoir s’étirer. Pourtant… (son front s’assombrit)… je n’arrête pas de penser à cet homme, à Roland, qui est tout seul là-bas, et ça me gâche tout le plaisir. Qui est-ce, Eddie ? Qu’est-il ? (Puis, pratiquement comme si ça venait de lui revenir :) Et pourquoi passe-t-il son temps à crier ?
— Ce doit être dans sa nature, répondit le jeune homme avant de s’éloigner aussitôt en quête de pierres utilisables.
Roland ne haussait pour ainsi dire jamais la voix. La réflexion d’Odetta pouvait reposer en partie sur l’éclat de ce matin — Rien à foutre des cartouches ! — mais pour le reste, cela semblait relever d’un faux souvenir, et d’un temps où elle croyait avoir été elle-même.
Il suivit les consignes de Roland et tua trois homarstruosités, si concentré sur la tâche de broyer la tête de la dernière qu’il fut bien près d’être le gibier d’une quatrième. Elle s’était approchée sur sa droite et, quand il vit ses pinces se refermer sur l’emplacement occupé une seconde auparavant par son pied et par sa jambe, il ne put s’empêcher de penser aux doigts manquants du Pistolero.
Il fit cuire ses proies sur un feu de bois sec — l’empiétement croissant des collines et leur végétation de moins en moins clairsemée facilitaient la recherche d’un combustible efficace ; c’était déjà ça — cependant que les dernières lueurs du jour abandonnaient le ciel occidental.
— Regarde, Eddie ! s’écria-t-elle. (Il suivit la direction du doigt qu’elle levait et vit une étoile isolée scintillant sur le sein de la nuit.) N’est-ce pas magnifique ?
— Si.
Et soudain, sans le moindre motif, les yeux d’Eddie se remplirent de larmes. Où donc au juste avait-il passé sa putain de vie ? Où l’avait-il passée, à quoi l’avait-il employée, qui avait-il eu à ses côtés, et pourquoi se sentait-il soudain si lugubre, si fondamentalement abusé par l’existence ?
Le visage d’Odetta renversé vers le ciel était d’une beauté phénoménale, irréfutable sous cette lumière, mais d’une beauté dont la jeune femme n’avait pas conscience, elle qui n’avait d’yeux que pour l’étoile et accompagnait ses regards émerveillés d’un rire très doux.
— Brillante étoile dans le ciel noir… dit-elle, puis elle s’interrompit, le regarda. Tu connais ?
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