Susannah lui avait promis qu’elle aborderait ce sujet aujourd’hui… si elle se débrouillait bien et si Roland ne se mettait pas en pétard, bien sûr. Eddie ne pensait pas que Roland le lui dirait — du moins pas tout de suite —, mais il était temps que le vieux, grand et moche, sache qu’ils savaient que quelque chose clochait.
— Il y aura de l’eau si Dieu le veut, dit Eddie.
Il se remit à l’ouvrage, un petit sourire aux lèvres. Susannah et lui citaient de plus en plus souvent les petits dictons de Roland… et vice-versa. On aurait presque dit qu’ils formaient les deux moitiés d’un même…
Un arbre s’effondra tout près et Eddie bondit aussitôt sur ses pieds, la fronde ébauchée dans une main et le couteau de Roland dans l’autre. Il scruta la forêt dans la direction d’où provenait le bruit, le cœur battant, les sens enfin en alerte. Quelque chose s’approchait. Il l’entendait à présent piétiner les fourrés d’un pas impitoyable et s’étonnait amèrement d’avoir mis tant de temps à le remarquer. Au fond de son esprit, une petite voix lui déclara qu’il n’avait que ce qu’il méritait. Ça lui apprendrait à faire quelque chose mieux qu’Henry, à rendre Henry nerveux.
Un nouvel arbre s’effondra dans un craquement étouffé. Eddie aperçut un nuage de sciure monter dans l’air au-dessus d’un sentier grossièrement tracé entre les immenses sapins. La créature responsable de ce nuage poussa soudain un hurlement — un cri enragé à vous nouer les tripes.
Quoi que ce fût, c’était énorme, putain !
Eddie laissa choir le bout de bois, puis lança le couteau de Roland vers un arbre situé à cinq mètres sur sa gauche. Il tourna deux fois sur lui-même avant de se planter dans le tronc en frémissant. Eddie saisit le .45 de Roland et l’arma.
Je reste ici ou je fiche le camp ?
Mais il s’aperçut bien vite qu’il n’avait plus le choix. La créature était aussi rapide qu’elle était gigantesque et il était désormais trop tard pour fuir. Il distingua son immense silhouette au bout du sentier, une silhouette qui dominait la majorité des arbres. Elle fonçait droit sur lui de sa démarche lourde, et lorsque ses yeux se posèrent sur Eddie Dean, elle poussa un nouveau hurlement.
— Bon Dieu, je suis foutu , murmura Eddie.
Un nouvel arbre ploya, craqua dans un bruit de mortier, et s’effondra sur le sol dans un nuage de poussière et d’aiguilles de pin. L’animal se dirigeait à présent vers la clairière où il se trouvait, un ours aussi grand que King Kong. Le sol tremblait sous ses pas.
Que vas-tu faire, Eddie ? demanda soudain la voix de Roland. Réfléchis ! C’est le seul avantage que tu as sur cette créature. Que vas-tu faire ?
Il ne se croyait pas capable de tuer ce monstre. Avec un bazooka, peut-être, mais sûrement pas avec le .45 du Pistolero. Il pouvait s’enfuir, mais l’animal n’aurait sans doute aucun mal à le rattraper. Il estima à cinquante pour cent ses chances de finir en gelée de groseille sous les grosses pattes de l’ours.
Alors, qu’est-ce que tu fais ? Tu restes planté là et tu lui tires dessus ou tu fous le camp comme si tu avais le feu au cul ?
Il existait une troisième possibilité, pensa-t-il. Il pouvait grimper.
Il se tourna vers l’arbre près duquel il s’était assis. C’était un immense sapin chenu, de loin le plus grand de tous les arbres de cette partie de la forêt. La première branche étendait son ramage vert deux mètres cinquante au-dessus du sol. Eddie rabaissa le percuteur du revolver et le glissa à la ceinture de son pantalon. Il sauta, agrippa la branche et se hissa à la force du poignet. Derrière lui, l’ours poussa un nouveau hurlement en pénétrant dans la clairière.
Le monstre l’aurait quand même massacré, il aurait quand même laissé ses tripes pendues aux branches comme des rubans multicolores, s’il n’avait pas été saisi à ce moment précis par une nouvelle crise d’éternuements. Il éparpilla d’un coup de patte rageur les cendres encore fumantes du feu de camp, puis se courba et posa ses énormes pattes antérieures sur ses énormes cuisses, évoquant l’image d’un vieillard vêtu d’un manteau de fourrure, un vieillard atteint d’un rhume carabiné. Il éternua à plusieurs reprises — AT-CHOUM ! AT-CHOUM ! AT-CHOUM ! — et un essaim de parasites s’envola de son museau. Un jet d’urine chaude jaillit entre ses pattes postérieures et éteignit les braises éparpillées sur le sol.
Eddie profita des quelques instants de répit qui lui étaient ainsi accordés. Il grimpa le long de l’arbre avec l’agilité d’un singe, ne stoppant son ascension qu’une fois pour s’assurer que le revolver du Pistolero se trouvait toujours passé à sa ceinture. Il était terrifié, à moitié persuadé de sa mort prochaine (à quoi s’attendait-il à présent qu’Henry n’était plus là pour faire gaffe à lui ?), mais un rire dément s’échappa néanmoins de ses lèvres. Me voilà coincé sur un arbre, pensa-t-il. Qu’est-ce que vous dites de ça, les mecs ? Coincé par un ours aussi grand que Godzilla.
Le monstre releva la tête, la chose qui tournait entre ses oreilles accrocha un rayon de soleil, et il chargea l’arbre où s’était réfugié Eddie. Il leva une patte et l’abaissa violemment, cherchant à cueillir Eddie comme une pomme de pin. Les puissantes griffes lacérèrent la branche où il se trouvait alors qu’il bondissait vers une branche supérieure. Elles lacérèrent également une de ses chaussures, la déchirant en deux morceaux qui s’envolèrent dans les airs.
C’est pas grave, pensa Eddie. Si tu veux aussi l’autre, Gros Nounours, je te la file. De toute façon, elles étaient pourries.
L’ours se mit à rugir et à attaquer l’arbre, traçant de larges sillons dans son antique écorce, des blessures d’où suinta une résine étincelante. Eddie poursuivait son ascension. Les branches se faisaient moins épaisses et, lorsqu’il jeta un bref regard sous lui, ses yeux se rivèrent sur les yeux troubles de l’ours. Derrière sa tête velue, la clairière ressemblait à une cible dont le centre aurait été les restes du foyer.
— Tu m’as raté, espèce de gros sac à… commença Eddie, et l’ours, la tête toujours levée vers lui, choisit ce moment pour éternuer.
Eddie fut aussitôt aspergé par une morve tiède où grouillaient des milliers de petits vers blancs. Ils se tortillèrent frénétiquement sur sa chemise, sur ses avant-bras, sur sa gorge et sur son visage.
Il poussa un cri de surprise et d’écœurement. Il leva la main pour s’essuyer les yeux et la bouche, manqua perdre l’équilibre et réussit de justesse à passer un bras autour d’une branche. Il s’accrocha à elle et se passa la main sur le corps, en chassant des paquets de morve et de vers. L’ours rugit et frappa l’arbre une nouvelle fois. Le sapin frémit comme le mât d’un navire en pleine tempête… mais les sillons qui venaient d’apparaître sur son écorce étaient à plus de deux mètres en dessous de la branche où s’étaient plantés les pieds d’Eddie.
Il s’aperçut que les vers étaient mourants — ils avaient dû commencer à mourir dès qu’ils avaient été expulsés des organes infectés du monstre. Cela lui remonta le moral et il se remit à grimper. Il s’arrêta trois ou quatre mètres plus haut, hésitant à poursuivre son ascension. Le diamètre du tronc, qui était d’environ deux mètres cinquante à sa base, ne mesurait pas plus de cinquante centimètres en son milieu. Eddie s’était planté sur deux branches différentes pour mieux répartir son poids, mais il les sentait néanmoins ployer toutes les deux. Il avait à présent une belle vue sur la forêt et sur les collines de l’Ouest, tapis ondoyant déroulé sous ses yeux. Dans d’autres circonstances, il se serait senti récompensé par le panorama.
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