— Deux ou trois mille… Bon Dieu !
— Est-ce que c’est vraiment un ours ? demanda Susannah. Et qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Elle désignait ce qui semblait être une plaque de métal fixée à l’une des pattes postérieures de l’ours. Elle était presque entièrement dissimulée par ses poils touffus, mais le soleil de l’après-midi se reflétait sur sa surface en acier inoxydable et la rendait ainsi visible.
Eddie s’agenouilla et tendit une main hésitante vers la plaque, conscient des étranges cliquetis étouffés qui montaient encore des entrailles du géant terrassé. Il se tourna vers Roland.
— Vas-y, lui dit le Pistolero. Il est mort et bien mort.
Eddie écarta une touffe de poils et se pencha plus près. On avait composté des mots dans le métal. Ils étaient bien érodés, mais lisibles au prix d’un petit effort.
— Seigneur Jésus, ce truc est un robot, dit Eddie à voix basse.
— Ce n’est pas possible, dit Susannah. Il a saigné quand je lui ai tiré dessus.
— Peut-être, mais les ours normaux ne se baladent pas avec une antenne radar sur la tête. Et, pour autant que je le sache, les ours normaux ne vivent pas deux ou trois mil… (Il s’interrompit soudain pour regarder Roland. Quand il reprit la parole, ce fut d’une voix outrée.) Roland, qu’est-ce que tu fabriques ?
Roland ne lui répondit pas ; c’était inutile. Ce qu’il fabriquait était parfaitement évident : il énucléait l’ours à l’aide de son couteau. Ses gestes étaient vifs, nets et précis. Lorsque l’opération fut achevée, une boule de gelée brune resta quelques instants en équilibre sur la lame de son couteau, puis il la jeta d’un geste sec. Quelques vers sortirent de l’orbite vide, tentèrent de ramper jusqu’au museau, puis moururent.
Le Pistolero se pencha sur l’orbite béante de Shardik, le grand ours gardien, et scruta l’intérieur de son crâne.
— Venez jeter un coup d’œil, tous les deux, dit-il. Je vais vous montrer une merveille des derniers jours.
— Fais-moi descendre, Eddie, demanda Susannah.
Il s’exécuta et elle rampa vivement jusqu’au Pistolero, toujours penché au-dessus du large visage flasque de l’ours. Eddie les rejoignit, regardant la scène entre leurs épaules. Ils restèrent abîmés dans la contemplation du cadavre pendant une bonne minute ; on n’entendait que les croassements des corbeaux qui tournaient toujours en rond dans le ciel.
Quelques épais filets de sang coulaient de l’orbite vide. Mais ce n’était pas seulement du sang, vit Eddie. Il y avait aussi un fluide translucide d’où montait un parfum parfaitement identifiable — une odeur de banane. Et il vit une toile de ficelles enchâssée dans le délicat croisillon de tendons qui formait l’orbite. Au fond de celle-ci clignotait une lueur rouge. Elle éclairait une minuscule plaque carrée ornée d’excroissances qui étaient de toute évidence des points de soudure.
— Si ce n’est pas un ours, c’est un walkman Sony, marmonna-t-il.
Susannah le regarda sans comprendre.
— Hein ?
— Rien. (Eddie se tourna vers Roland.) Tu crois qu’on peut regarder là-dedans sans danger ?
Roland haussa les épaules.
— Oui, je pense. S’il y avait un démon dans cette créature, il s’est enfui.
Eddie tendit l’auriculaire vers l’orbite, prêt à l’en retirer à la moindre décharge électrique. Il palpa la chair déjà froide dans la cavité presque aussi grande qu’une balle de base-ball, puis toucha l’une des ficelles. Mais ce n’était pas une ficelle, c’était un fil d’acier ultra-mince. Il retira son doigt et vit la lueur rouge clignoter une dernière fois avant de disparaître à jamais.
— Shardik, murmura Eddie. Je connais ce nom-là, mais je n’arrive pas à le replacer. Ça te dit quelque chose, Suzie ?
Elle secoua la tête.
— Le problème… (Eddie ne put s’empêcher de rire)… c’est que j’associe ce nom-là à un lapin. C’est dingue, non ?
Roland se redressa. Ses genoux craquèrent comme un revolver.
— Il faut établir notre camp ailleurs, dit-il. Cette terre est souillée. L’autre clairière, celle où nous allons tirer, sera…
Il fit deux pas, tremblant de tous ses membres, puis s’effondra à genoux, les mains pressées sur les tempes.
10
Eddie et Susannah échangèrent un regard terrifié, puis Eddie bondit vers Roland.
— Qu’y a-t-il ? Roland, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il y avait un garçon, dit le Pistolero dans un murmure distrait. (Puis, sans reprendre son souffle :) Il n’ y avait pas de garçon.
— Roland ? dit Susannah. (Elle arriva près de lui, lui passa un bras autour des épaules, sentit les tremblements qui agitaient son corps.) Qu’y a-t-il, Roland ?
— Le garçon, dit Roland en la regardant de ses yeux vitreux. C’est le garçon. Toujours le garçon.
— Quel garçon ? cria Eddie, paniqué. Quel garçon ?
— Allez-vous-en, dit Roland, il existe d’autres mondes que ceux-ci.
Et il s’évanouit.
11
Cette nuit-là, ils étaient tous les trois assis autour du feu de joie confectionné par Susannah et par Eddie dans la clairière que ce dernier appelait « le stand de tir ». Le lieu aurait été mal choisi pour camper en plein hiver, exposé comme il l’était aux intempéries, mais il convenait parfaitement en cette saison. Selon les estimations d’Eddie, c’était la fin de l’été dans le monde de Roland.
La voûte noire du ciel se déployait au-dessus de leurs têtes, constellée par de véritables galaxies. Au sud, par-delà le fleuve de ténèbres que formait la vallée, Eddie apercevait la Vieille Mère en train de monter au-dessus de l’horizon invisible. Il jeta un coup d’œil à Roland, qui était emmitouflé dans trois épaisseurs de fourrure en dépit de la chaleur que dispensait le feu. Une assiette encore pleine était posée près de lui et il tenait un os dans ses mains. Eddie leva de nouveau les yeux vers le ciel et repensa à une histoire que le Pistolero leur avait racontée durant le long voyage qui les avait conduits de la plage aux collines, puis des collines à la forêt profonde où ils avaient trouvé un refuge provisoire.
Avant le commencement des temps, disait Roland, le Vieil Astre et la Vieille Mère étaient de jeunes mariés unis par un amour passionné. Puis, un jour, ils avaient eu une violente querelle. La Vieille Mère (qui, en ces temps anciens, n’était connue que par son véritable nom, à savoir Lydia) avait surpris le Vieil Astre (de son vrai nom Apon) en compagnie d’une superbe jeune femme nommée Cassiopée. Ils avaient eu une véritable scène de ménage, ces deux-là : crêpage de chignon, coups de griffes et lancer d’assiettes. Un débris d’assiette était devenu la Terre ; un autre, plus petit, la Lune ; une braise provenant de leur poêle était devenue le Soleil. Finalement, les dieux étaient intervenus afin qu’Apon et Lydia, tout à leur colère, ne détruisent pas l’univers avant même qu’il ne soit ébauché. Cassiopée, la beauté aguicheuse responsable de la querelle (« Ouais, c’est ça… c’est toujours la faute de la femme », avait dit Susannah à ce moment-là), avait été bannie pour l’éternité sur un fauteuil à bascule fait d’étoiles. Mais cela n’avait pas résolu le problème pour autant. Lydia était disposée à recoller les morceaux, mais Apon était trop orgueilleux pour l’accepter (« Ouais, c’est toujours la faute de l’homme », avait grommelé Eddie à ce moment-là). Ils s’étaient donc séparés et ils se contemplaient désormais de part et d’autre des débris stellaires de leur divorce, partagés entre la haine et le remords. Apon et Lydia ont disparu depuis trois milliards d’années, leur dit le Pistolero ; ils sont devenus la Vieille Mère et le Vieil Astre, le nord et le sud, le chacun désirant sa chacune, trop fiers tous les deux pour quémander une réconciliation à l’autre… et Cassiopée est assise dans son fauteuil à bascule et les regarde en riant.
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